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« ... Pour passer des généralités aux personnalités, je m’amuse des hommes autant que des choses. Je respecte M. Guizot parce qu’il le mérite. Je le placerais dans le moyen âge si le moyen âge avait été éclairé. Il a une droiture, une moralité, une fermeté dignes de ce temps-là, et une élévation d’esprit et de façons bien rare au temps présent.

« M. Molé a l’esprit le plus élégant, les manières et le ton du monde les plus accomplis. Il est flexible, doux, aimable, susceptible, jaloux de toute supériorité, vaniteux, éclairé et modéré dans ses opinions, et d’esprit léger comme tous les Français.

« M. Thiers est un feu d’artifice perpétuel ; c’est l’esprit le plus abondant que j’aie rencontré. La mobilité d’impressions et de principes forme son caractère distinctif. C’est un révolutionnaire au fond, mais qui saurait prendre au besoin toutes les autres formes ; il a l’orgueil de Satan, c’est lui-même qui le dit. Il dit que Charlemagne aurait été forcé de compter avec lui ; moi je crois que Charlemagne l’aurait fait pendre. Il est capable de tout le mal imaginable et au fond de tout cela, il est ce qu’on appelle très bon enfant, sans rancune, sans envie.

« M. Berryer est le plus magnifique orateur, le plus aimable homme, le meilleur enfant, et le Français le plus léger qui existe.

« Je vous dis mes impressions de chacun d’eux, je ne les vois que chez moi. S’ils s’y rencontrent, ils sont fort bien ensemble. Les deux premiers, le premier surtout, M. Guizot, est ma visite quotidienne. J’écoute avec intérêt les opinions de chacun d’eux. Cela me reporte à ma vie passée, moins la curiosité et le parti à en tirer, car tout ceci n’est plus que pour mon divertissement, mais je n’en conçois pas de plus instructif et de plus drôle. »

En ce qui touche Guizot, elle ne disait pas toute la vérité. Elle négligeait d’avouer qu’elle se flattait d’avoir trouvé dans la tendre affection dont déjà cet ami rare et fidèle l’enveloppait une source intarissable de consolation et de joies de cœur.


ERNEST DAUDET.