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Mais, si ces raisonnemens spécieux qui nous étonnent, aujourd’hui, attestaient l’intensité d’une foi patriotique généreusement rebelle à l’évidence, l’opinion générale n’en demeurait pas moins troublée. On se sentait loin des premiers temps de ferveur où la défense nationale s’exaltait à Tours de tant d’espérances passionnées. On comprenait qu’elle entrait désormais dans sa seconde période, qui serait certainement la dernière, et, tout en se refusant au découragement, il était impossible de ne point voir dans cette retraite l’aveu public d’une situation de plus en plus redoutable.

La ville de Tours, que nous allions abandonner, fut accablée par cette décision soudaine. Dans les groupes de la rue, on la commentait avec une émotion confuse et souvent irritée. Sur tous les visages, la consternation était visible. Les habitans, doublement frappés dans leur sentiment si profondément français et dans leur dévouement à leur cité natale, mêlés à la population improvisée, militaire ou civile, qui se préparait à partir, se rassemblaient sur les voies publiques où se développaient naguère tant d’enthousiasmes et d’illusions. Aucun désordre d’ailleurs : quelques protestations bruyantes, quelques discours d’orateurs inconnus, une vague rumeur, passaient au-dessus de la foule, qui les entendait à peine. La même pensée, la douleur commune, oppressait toutes les âmes, et rien n’était plus morne que l’aspect de cette multitude désemparée, errant sous le ciel d’hiver, et livrée d’avance à l’invasion.

Le Gouvernement, le Corps diplomatique, plusieurs hauts fonctionnaires et la Délégation des Affaires étrangères partirent, le 10 décembre, au matin, par un train spécial. Le personnel des diverses administrations nous avait précédés : M. Gambetta, qui depuis quelques jours visitait les avant-postes, ne nous rejoignit qu’un peu plus tard. Le voyage, sur une route encombrée par le transit des troupes et du matériel, fut long et pénible. Nous avions tous le cœur serré, nous raidissant contre les apparences, cherchant à bien augurer d’une entreprise qui ressemblait si fort à une aventure. La présence des agens étrangers, nos compagnons de route, nous inspirait des réflexions amères : nous pressentions, sous leur courtoisie correcte, le scepticisme de leur esprit et la tranquillité intérieure avec laquelle les hommes à l’abri du danger assistent d’ordinaire aux péripéties dont ils ne sont qu’indirectement émus.