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régnait dans le camp des ennemis. « J’ose dire, écrivait Marlborough, quelques jours après la bataille d’Oudenarde, qu’il n’y aura jamais de dispute entre le prince Eugène et moi quant au partage de nos lauriers[1]. » Le lendemain même de la bataille, Marlborough et Eugène avaient tenu conseil pour déterminer le parti qu’il y avait à tirer de leur victoire. Un dissentiment s’éleva cependant entre eux. Loin de songer, comme le croyait Vendôme, avenir attaquer l’armée française dans ses retranchemens, Marlborough aurait voulu, au contraire, pousser de l’avant, et, sans s’inquiéter du danger de laisser sur ses derrières une force ennemie considérable, il proposa de franchir la frontière entre Lille et Tournay et de porter la guerre au cœur de la France. Mais ce dessein parut trop téméraire au prince Eugène. Il lui sembla que l’entreprise était trop hasardeuse, et il soutint qu’il n’était pas possible de la tenter tant qu’ils ne seraient pas maîtres de quelque place d’où ils pourraient tirer leurs approvisionnemens, et qui, en cas d’échec, assurerait leur retraite. Les députés des États de Hollande qui étaient au camp de Marlborough, et qui opinaient toujours pour le parti le plus prudent, firent prévaloir le plan que proposait Eugène, et qui consistait d’abord à s’emparer de la ville et de la citadelle de Lille, la plus forte des places qui couvraient la frontière française. Marlborough se rallia sans récriminer à ce plan, et le prince Eugène partit aussitôt pour Bruxelles, où il devait reprendre le commandement de l’armée qu’il avait devancée de sa personne. Mais, avant son départ, il se donna l’orgueilleuse satisfaction de faire sentir aux prisonniers de guerre français de haut rang qui étaient restés en grand nombre entre les mains de l’armée anglaise combien le petit abbé de Carignan, qu’ils avaient connu autrefois, à la cour de France, un assez mince compagnon, était devenu un grand personnage et un redoutable ennemi. Parmi ces prisonniers se trouvait Biron, lieutenant général. Le lendemain du combat, Marlborough l’avait invité courtoisement à venir dîner à sa table avec le prince Eugène et quelques autres officiers, français ou anglais. La conversation roula en partie, comme il était inévitable, sur les événemens de la veille, et les deux généraux vainqueurs eurent la bonne grâce de faire l’éloge de la valeur qu’avaient déployée les troupes dont ils avaient triomphé. Ils louèrent en particulier les troupes

  1. Coxe, Memoirs of John duke of Marlborough, t. IV, p. 164.