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rapport avec l’impérialiste anglais ; il invite chacun de nous à forger vigoureusement sa propre destinée et à trouver dans cet effort le seul plaisir réel : « Tu as devant toi une masse rouge, informe, méchante, brûlante ; la frapper du marteau est un délice. Elle jette sur toi des crachats de feu sifflans ; elle veut t’aveugler, te repousser loin d’elle ; elle est vivante, élastique. El toi, par des coups lancés avec violence tu en fais tout ce dont tu as besoin[1]. » Chez nous les héros du théâtre contemporain sont presque tous des hommes d’action ; on abuse un peu des explorateurs : un amoureux n’a de prestige que s’il est allé au pôle Nord. Et, dans le roman, M. Barrès lui-même n’a-t-il pas introduit le culte de l’énergie nationale ? Je ne parle pas de M. Paul Adam dont le nom est inséparable de la Force.

Ce livre curieux, The Making of an American, arrive donc à son heure, car je ne crois pas qu’on ait jamais peint avec plus de sincérité la lutte acharnée de l’individu contre les circonstances, et les victoires certaines que remporte la foi : foi en Dieu, qui rend possible tout ce qui est bon, foi dans l’homme, qui doit accomplir les desseins de Dieu. Seulement, malgré l’avalanche de moi et de je, inévitable dans toute autobiographie, le triomphe de l’individualisme n’est pas le but de l’auteur ; il lui suffit d’être un rouage actif parmi beaucoup d’autres, travaillant à perfectionner si peu que ce soit le sort si imparfait de l’humanité. L’Américain, à la formation duquel nous assistons, est un pionnier dans des voies toutes morales, un homme de combat, quoiqu’il n’ait jamais su manier une épée, ni seulement se tenir à cheval ; un philanthrope, qui parle sans pédantisme le langage d’un bon vivant, résolu à n’être jamais dupe. Son rang social ?… Il commença par être charpentier, devint reporter et ne voulut jamais être autre chose, quoique Théodore Roosevelt, son ami personnel, aujourd’hui Président, ait attesté que ses services à la chose publique faisaient de lui le citoyen le plus précieux (valuable) de New-York. Tout cela semblera peut-être assez bizarre, assez incongru pour piquer la curiosité des dédaigneux même qui affectent de mépriser toute œuvre qu’on ne puisse appeler œuvre d’art ; car, sauf l’humour, les qualités d’art manquent, il faut en convenir, à cette autobiographie écrite au courant de la plume. Encore l’humour est-il ici moins une

  1. Les Petits Bourgeois, par Maxime Gorki.