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sentiment de l’homme d’honneur et du politique se retrouve dans sa réponse : « Ma première impression est que c’est une question d’honneur et de loyauté de ne pas nous dégager d’avec la Prusse, surtout lorsqu’elle vient d’armer et de déclarer à toutes les puissances qu’elle attaquera l’Autriche si l’Autriche nous attaque. Mais comme le traité expire le 8 juillet, on pourrait arranger la chose avec un Congrès. L’Empereur n’oubliera pas qu’il nous a conseillé le traité avec la Prusse (5 mai 1866). » La réflexion ne fît que confirmer cette première vue, et des motifs d’un autre ordre vinrent rendre sa loyauté plus inébranlable.

Les Italiens disaient couramment qu’en 1859, nous les avions gênés autant qu’aidés : livrés à eux-mêmes, ils allaient enfin avoir l’occasion de montrer leur valeur militaire ; ils repoussaient un arrangement qui les priverait de cette gloire dont ils attendaient le baptême de leur jeune unité. Enfin, une rupture avec la Prusse liait à jamais à l’alliance française, condamnait à se mouvoir dans son orbite et fermait la porte que l’alliance prussienne ouvrait largement à l’hostilité future. Pour l’ouvrir, cette porte, on avait songé d’abord à l’Angleterre ; mais elle s’était montrée trop rebelle à rendre des services effectifs : de la Prusse, nation militaire, on obtiendrait beaucoup mieux. Les révolutionnaires ne le comprenaient pas encore ; ils étaient alors en majorité hostiles à Bismarck, Garibaldi me l’avait dit dans notre entretien de la Spezzia ; ses amis n’avaient appris qu’avec froideur les négociations de La Marmora. Mais les modérés, les Minghetti et autres, caressaient dans l’alliance prussienne l’espérance de se débarrasser de nous. Nigra les y encourageait : « Il serait peu séant pour la dignité du roi et d’un pays de 22 millions d’habitans de contracter une nouvelle obligation envers la France. Elle (je parle de la nation, et non de l’Empereur, qui a été et qui sera toujours l’ami de l’Italie) ferait peser d’une manière intolérable sur nous le nouveau bienfait… Le bénéfice de notre victoire sera d’autant plus grand que nous l’aurons obtenue sans l’aide des fusils et des canons français[1]. »

La Marmora ne nourrissait aucune de ces arrière-pensées, mais, précisément parce qu’il sentait ce que l’Italie nous devait déjà de reconnaissance, il ne se souciait pas d’aggraver une dette trop lourde : « Tâchez, recommandait-il à Nigra, que, si la

  1. Nigra à La Marmora, mai 1866.