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de dire quelque chose ayant au moins l’apparence de la précision. Le prince Napoléon, qui s’était constitué le protecteur de Victor-Emmanuel et combinait toutes ses démarches avec l’ambassadeur italien, insinua de contracter une alliance offensive et défensive avec la Prusse aux conditions suivantes : dans trente jours, la France fournirait 300 000 hommes, s’engagerait à ne faire avec l’Autriche aucune paix séparée, à laisser la Prusse prendre à son choix 7 à 8 millions d’habitans et opérer la réforme fédérale à sa convenance. En retour, l’Italie obtiendrait la Vénétie, et la France 500 000 âmes entre Rhin et Moselle, 213 000 âmes sur la rive gauche bavaroise du Rhin : en tout 713 000 âmes. « Nous ne pouvons pas les empêcher de voler, disait-il, volons avec eux. » Seulement, il faut avouer que nous eussions été de bien petits voleurs, si nous nous étions contentés de moins d’un million d’hommes, tandis que nous aidions la Prusse à en prendre sept à huit millions. Mais aux yeux du prince, l’acquisition de la Vénétie par son beau-père suffisait et au-delà à nous payer de notre complicité. L’Empereur, bien inspiré ce jour-là, repoussa l’insinuation[1]et convoqua extraordinairement le Conseil privé et le Conseil des ministres. Drouyn de Lhuys exposa à merveille la diplomatie et Rouher la politique de la question, mais aucun ne conclut. Rouher insista seulement sur l’impossibilité de demander quoi que ce soit aux Chambres : le pays s’en effraierait et serait mécontent.

Duruy conseilla de s’emparer des provinces du Rhin. Persigny le combattit : ce serait créer à nos portes une Pologne ou une Vénétie, cause éternelle de faiblesse et de ruine. « L’Empereur avait recueilli dans l’héritage de Sainte-Hélène le principe des nationalités ; il l’avait non seulement exposé au monde, mais fait triompher, et aujourd’hui il était la foi de tous les peuples européens ; comment violer ce principe sans blesser toutes les consciences et soulever toutes les résistances ? Il y avait mieux à faire. Il faudrait favoriser l’ambition de la Prusse, mais en la

  1. Rapport de Nigra au prince de Carignan, juin 1866. « Nous insinuâmes alors (en avril) et postérieurement à plusieurs reprises, l’idée d’une triple alliance entre l’Italie, la France et la Prusse ; mais la perspective d’avantages considérables ne parvint pas à décider l’Empereur à entrer immédiatement en guerre contre le vœu général du pays prévalant en France et plus spécialement dans le Corps législatif. » Nigra avait communiqué ce projet à son ami Goltz, qui le transmit à Bismarck, mais l’Empereur y est resté absolument étranger, et chaque fois qu’on lui en a parlé, l’a rejeté.