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analogue au gaz ammoniac, dérivée elle-même de la benzine (un des produits que la distillation du goudron de houille fournit avec le plus d’abondance), eut un succès foudroyant. Les savans tinrent à honneur d’élucider, par une analyse minutieuse, les réactions capables de changer ainsi en matières colorantes aussi belles un liquide tel que l’aniline, incolore et, en apparence, sans intérêt. Ils démontrèrent, d’abord, que le traitement par le bichromate de potasse et l’acide sulfurique d’une part, par le bichlorure d’étain de l’autre, qui avait donné à Perkin la mauvéine et à Verguin la fuchsine, n’aurait pas du tout produit les mêmes résultats si ces chimistes avaient opéré sur de l’aniline chimiquement pure. À l’époque des travaux de ces deux chimistes, en effet, la benzine la mieux rectifiée, la plus pure, contenait toujours des traces d’un liquide analogue, le toluène qui, traité par les mêmes réactifs que la benzine, se transforme en un liquide incolore, la toluidine, analogue à l’aniline.

Ce point acquis, les savans finirent par découvrir que, si les sels d’aniline et de toluidine eux-mêmes sont incolores, en revanche ces deux alcalis, lorsqu’on les met en présence et qu’on fait agir sur leur mélange un corps oxydant tel que l’acide arsénique, peuvent grouper leurs élémens en molécules plus complexes qui constituent une catégorie de véritables bases, appelées rosanilines, incolores elles aussi, mais dont les sels, la fuchsine par exemple, qui n’est qu’un chlorure de rosaniline, sont très vivement colorés.

Ces résultats une fois établis, — et A. Janet le fait très justement observer, ce n’est pas un petit mérite pour la chimie moderne que d’avoir su démêler le rôle de tout premier ordre joué par les soi-disant impuretés de l’aniline avec laquelle Perkin et Verguin avaient opéré, — savans et praticiens se prêtant un mutuel appui dans des recherches qui paraissaient aussi intéressantes qu’elles promettaient d’être fructueuses, on vit naître, grandir et se propager un mouvement scientifique et industriel unique, peut-être, dans l’histoire. En quelques années, on découvrit et on fabriqua des centaines de colorans synthétiques de la classe des rosanilines, tous extraits, en fin de compte, du goudron de houille, et l’on constitua ainsi une gamme de couleurs d’un éclat sans pareil, d’une richesse de tons prodigieuse, d’un pouvoir colorant sans rival, dont on chercherait vainement les analogues dans la Nature.