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poète navré, pessimiste. Il nous entretient de ses mélancolies, de ses idées de suicide, d’un article sur les Légions polonaises, qui a paru en effet dans la Bibliothèque universelle de Genève, en juillet 1830, d’un projet de roman dont le début rappelle quelque peu le Lac de Lamartine :


Te rappelles-tu encore cette soirée où, sur les bords du Léman qui venait mourir au pied des jardins, loin de ma patrie, tu me demandas, en prévoyant que nous serions séparés sur cette terre, si nous nous reverrions dans ces régions semées d’étoiles brillantes au-dessus de nos têtes ?


Krasinski se rencontre ailleurs avec Musset :


Je donnerais tout pour que l’amour soit ma vie. Mon cher, ne croyez pas que je sois si mal dans mes affaires. Elle m’aime toujours, et puis, si même ce n’était pas, elle m’a aimé. C’est assez.

C’est le cri de Musset :


Je me dis seulement : À cette heure, en ce lieu,
Un jour je fus aimé, j’aimais, elle était belle.
J’enfouis ce trésor dans mon âme immortelle
Et je l’emporte à Dieu[1] !


A cet amour juvénile se mêlent de graves préoccupations. Krasinski est catholique. Celle qu’il aime est hérétique. Il vient de lire l’Essai sur l’indifférence de Lamennais. Il s’est heurté brusquement à ce dogme terrible de l’Église catholique : Hors de moi, point de salut. Il ne peut s’y plier. Il ne voit autour de lui que du sang et des ruines. Il est vrai qu’il écrit de Rome et qu’il a tout le loisir de raisonner sur la théologie ; ses lettres ont parfois jusqu’à dix pages. Je sais beaucoup de jeunes gens de valeur, peut-être même de génie, qui n’ont jamais eu le loisir d’écrire de si longues épîtres. Les deux camarades, Krasinski surtout, se complaisent évidemment dans leur correspondance. Comme on l’a dit spirituellement : ils s’écrivent parfois « devant une glace. »

Ils sont jeunes, et les impressions les plus diverses se confondent sous leur plume. Krasinski entend passer des soldats sur la place du Molard à Genève (4 avril 1831) et ses yeux « se mouillent de larmes de rage » à l’idée de l’inaction que lui

  1. Dernière stance de la pièce intitulée : Souvenir.