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caprice du hasard. Il ne serait pas juste de confondre ce qui a réussi parce que c’était bien, et ce qui a réussi quoique ce fût mal, et d’admirer à l’égal des plans de Napoléon, qui furent audacieux, mais méthodiques, un plan qui fut audacieux sans être méthodique. Quand Napoléon veut motiver son admiration pour la bataille de Leuthen, qui, selon lui, suffirait à immortaliser Frédéric, il dit :

« Toutes ses manœuvres sont conformes aux principes de la guerre. » Sans doute la valeur d’un plan ne dépend pas de règles précises, déterminées ; « tout dépend du caractère que la nature a donné au général, de ses qualités, de ses défauts, de la nature des troupes, de la portée des armes, de la saison et de mille circonstances qui font que les choses ne se ressemblent jamais[1]. » Mais il est des principes de raison que Napoléon appelle sacrés, dont la violation, même heureuse, n’est pas une preuve de génie. L’habitude de convertir en exemples à imiter les succès déraisonnables détruit l’art de la guerre et conduit à cette maxime sceptique de l’Allemand Goltz : « A la guerre, il n’y a pas de vérité hors de laquelle il n’y a pas de salut ; tout est juste et tout est faux selon la circonstance[2]. » Non, il est des conceptions qui restent fausses dans toutes les circonstances. Ce qu’on peut concéder, en ce cas et en d’autres, qui, hélas ! lui ressembleront, c’est que, contre certains adversaires, il n’y a pas de faute, car on peut impunément se les permettre toutes. Mais cela échappe au calcul, à la prévision, et n’attribue pas de mérite ; on appelle cela la bonne fortune. En effet les Prussiens ont attribué leur victoire à la fortune autant qu’à la stratégie de Moltke. « Tous les officiers prussiens, raconte Govone, qui les entendait à Nikolsburg, s’entretiennent de l’énorme fortune qu’ils ont eue. Le Roi me parle de la Providence ; il est stupéfait de ce qui est arrivé : Quelle fortune ! Nous avions bien calculé, mais c’est Dieu qui a été le grand stratège et nous a aidés cette fois. »

Cette fortune n’a pas épuisé ses faveurs.


VI

Les armées étant désormais réunies à Gitschin, le Roi, accompagné de Roon, de Moltke et de Bismarck, s’y rendit pour

  1. Napoléon, Notes sur l’art de la guerre.
  2. La Nation armée.