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m’arrêtait sur la frontière. C’est bien assez d’avoir à redouter les coups de fusil carlistes, sans s’exposer encore à être noyé. Enfin j’ai vu l’Espagne ; j’ai touché du pied cette terre héroïque et désolée. J’ai visité Irun et Fontarabie, n’osant, ou plutôt ne pouvant aller plus loin, car les cantonnemens carlistes sont à quelques portées de fusil des bivouacs christinos. Mais ce regard jeté sur les plaies de notre malheureuse alliée m’a suffi pour en sonder la profondeur. Rien ne peut donner une idée de la dévastation que la guerre civile a laissée après elle. Les maisons sont détruites, les populations affamées. Près de mille soldats forment la garnison d’Irun, ville forte, car elle a pour défense un fortin de boue, et quels soldats ! Imaginez, mon cher Prince, des malheureux couverts de haillons bleus, jaunes, rouges, sans souliers, sans chemises, la tête nue, pâles, défaits, amaigris par la souffrance et l’humiliation, portant sur l’épaule des fusils rouillés dont le poids les épuise. Telle est la garnison d’Irun, point important, puisqu’il touche à notre frontière et assure les communications avec la France, ville sans cesse prise et reprise par les deux armées depuis le commencement de la guerre. Quels doivent donc être, de leur côté, les carlistes, qui abandonnent cette forteresse aux mains de pareils ennemis ? Par malheur je n’en ai point vu, et ne puis vous en rien dire ; mais on assure qu’aussi misérables que leurs adversaires, ils ont, de plus qu’eux, l’enthousiasme de leur cause. C’est pour cela qu’ils sont vainqueurs. Les christinos ont tout l’extérieur de gens découragés. Rien n’est affreux comme le spectacle de cette misère et de ce découragement. Des gens qui sont obligés de se battre, de braver la mort, de s’exposer tous les périls d’une guerre atroce, et qui manquent de tout, même de courage ; c’est ce que j’ai vu de plus triste. Partout ailleurs le dénuement et la souffrance n’ont pas cette allure-là. J’aurais mieux aimé voir des pestiférés ou des cholériques au lit de mort que ces déplorables défenseurs d’une cause qui, après tout, est la nôtre.

A Fontarabie, qui est une ville tout à fait espagnole, et dans laquelle j’ai trouvé une rue admirable de couleur et d’originalité, avec ses toits à grandes saillies, à sculptures élégantes, ses balcons aux croisées et ses grilles aux balcons ; à Fontarabie, j’ai vu le Pastor, général christino, aujourd’hui disgracié et qui passe sa vie à chasser tranquillement, entre la potence qui l’attend du côté des carlistes, et les vengeances presque aussi redoutables