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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/357

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I

Ce que fut « l’affaire des Poisons, » le succès d’un livre récent[1]me dispense d’en reprendre ici l’exposé général. Au lendemain de l’exécution de la marquise de Brinvilliers, la recherche qu’on fit de ses complices, de ses émules, de ses imitateurs, avait répandu dans Paris un effroi indicible. « Chacun, dit un témoin du temps[2], a l’œil sur son voisin, et les gens d’une même famille se défient les uns des autres. Le père soupçonne le fils et observe exactement tous ses mouvemens, et la mère se méfie de la fille qui faisait sa joie ; les enfans prennent des précautions contre leurs parens ; le frère ou la sœur n’osent manger ou boire ce qui a été apprêté par un autre frère ou une autre sœur. » Dans les sphères plus élevées, l’inquiétude n’est guère moindre : « On ne parle que de gens pris pour poison, écrit à Bussy-Rabutin Mme de Scudéry[3] ; cela fait peur à tout le monde… Grâce à Dieu, ajoute-t-elle, je n’ai jamais acheté de fards, ni fait dire ma bonne aventure ! » C’est qu’en effet, dans cette nouvelle série de crimes, l’empoisonnement se compliquait de sorcellerie, de pratiques ténébreuses et de rites démoniaques, sur l’efficacité desquels nul n’eût osé émettre un doute. Une tourbe obscure de devins et de charlatans s’était multipliée depuis quelques années dans les bas-fonds de la capitale, attirant dans leurs bouges une nombreuse et parfois une brillante clientèle. « Les alchimistes, observe un étranger de passage à Paris[4], sont ici en aussi grand nombre que les cuisiniers… On en compte cinq à six mille ! »

Les devineresses surtout faisaient promptement fortune. Logées, pour la plupart, en de lointains faubourgs ou dans des masures isolées, à l’abri des indiscrétions dangereuses du voisinage, elles exerçaient des industries variées. « Si l’on punit tous ceux qui ont été aux devineresses, écrit Bourdelot à Condé[5], tous les valets et servantes de Paris sont, bien en risque. Ils vont toujours trouver ces espèces-là, pour découvrir des nippes qu’on

  1. Le Drame des Poisons, par M. Frantz Funck-Brentano.
  2. L’Espion dans les cours des Princes chrétiens.
  3. Lettre du 28 avril 1679. Correspondance de Bussy-Rabutin.
  4. Critique agréable de Paris par un Sicilien. Archives curieuses de l’Histoire de France, publiées par Cimber et Danjou.
  5. Lettre du 25 janvier 1680. Archives de Chantilly.