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mouvement, sans violence, boycottent un grazier au marché ou qui, passant devant chez un grabber, lui envoient une salve de cris et de sifflets. Doux députés, MM. Roche et Dufly, sont poursuivis et condamnés sur le chef d’avoir, « lors d’un meeting à Caltra, comté de Galway, le 17 août 1902, par entente avec diverses personnes non dénommées, illégalement tenté de contraindre diverses personnes non dénommées à restituer certaines terres non dénommées, et incité diverses autres personnes non dénommées » à en faire autant : quel discours prononcé en Irlande et touchant à la question agraire échapperait à une accusation aussi vague ? La rigueur de la loi est multipliée par la rigueur de l’interprétation ; tout orateur populaire, tout assistant à un meeting public est suspect, toute propagande politique est punissable : l’insécurité est partout.

Second point : les condamnations prononcées sont d’une sévérité calculée qui en fait des exemples plus que des peines. Trois mois, six mois de prison pour un discours en faveur du rachat des terres, c’est une peine qui peut compter. Or, le plus souvent, un premier supplément s’y ajoute sous la forme vulgairement dénommée bail or jail, « caution ou prison. » Il y a dans la « loi commune » britannique une vieille coutume réglementée par certain act d’Edouard III (1361), tombée en désuétude en Angleterre, mais non en Irlande, en vertu de laquelle un magistrate peut exiger caution de tout individu « susceptible de troubler la paix publique, » et à défaut l’envoyer préventivement en prison pour le temps qui lui plaît ; une fois sur deux, cela s’ajoute à la condamnation passée en vertu de la loi de coercition, et le condamné qui refuse par principe de donner caution voit ainsi doubler la durée de sa peine. Autre supplément gracieux dont on surcharge fort souvent la peine ordinaire : le hard labour ou travail forcé, qui implique trois jours par mois au pain sec et à l’eau et quinze nuits au plank bed (nous dirions salle de police). Ainsi, ce n’est même plus le régime des condamnés de droit commun[1] qu’on inflige à ces condamnés politiques, mais le régime

  1. Ce qu’est le régime du condamné de droit commun dans les prisons irlandaises, on le verra par les extraits suivans d’une lettre adressée au Daily News par une victime de la coercition, M. Haviland-Burke. « Le prisonnier est « exercé » au dehors (marche en file indienne de tous les prisonniers autour de la cour) deux heures par jour… Enfermé le reste du temps dans sa cellule, il lit la Bible ou l’unique volume que lui prête hebdomadairement la bibliothèque de la prison… Il ne peut recevoir de visite que de magistrates. Il ne peut avoir ni journaux, ni livres personnels, ni papier ni crayon. Il ne peut écrire ou recevoir une lettre qu’avec l’autorisation spéciale du gouverneur et pour affaires privées… Il est enterré vif. »