Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/448

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui-même, demande à la musique non seulement la beauté, mais la convenance ; ou plutôt la convenance est pour lui la suprême beauté. Il sait tout ce qu’ajoute au pouvoir des sons le prestige des lieux ou de l’heure.

« Une musique ! Ecoute, Nérissa, » dit la Portia du Marchand de Venise :


NERISSA. — C’est la vôtre, madame, celle de la maison.

PORTIA. — Rien n’est parfait, je le vois, qu’à sa place. Il me semble qu’elle est bien plus harmonieuse que le jour.

NERISSA. — C’est le silence qui lui donne ce charme, madame.

PORTIA. — Le corbeau chante aussi bien que l’alouette pour qui n’y fait pas attention, et je crois que, si le rossignol chantait le jour quand les oies croassent, il ne passerait pas pour meilleur musicien que le roitelet. Que de choses n’obtiennent ainsi qu’à leur saison leur juste assaisonnement de louanges et de perfection[1] !


Sur la vertu morale de la musique, il semble que Shakspeare hésite, ou plutôt qu’il varie. Ses personnages tiennent à ce sujet des propos divers. « Il est bon, dit l’un d’eux (le duc, dans Mesure pour mesure), il est bon d’aimer la musique, quoiqu’elle ait souvent le don magique de changer le mal en bien et de provoquer le bien au mal. » Pour l’honneur de la musique, on peut regretter sans doute que Iago, « un scélérat, » l’ait aimée, ou que du moins, sans l’aimer peut-être, il l’ait fait servir à ses mauvais desseins et à la perte de Cassio[2]. Aussi bien, dans l’œuvre entière de Shakspeare abondent les témoignages contraires, qui relèvent notre art et le glorifient. On trouve dans Shylock un des plus célèbres et des plus éclatans : « L’homme qui n’a pas de musique en lui et qui n’est pas ému par le concert des sons harmonieux est propre aux trahisons, aux stratagèmes et aux rapines. Les mouvemens de son âme sont mornes comme la nuit et ses affections noires comme l’Erèbe. Défiez-vous d’un tel homme. »

De même que Dante n’avait pas mis de musicien dans l’enfer, Shakspeare n’a pas mis d’enfer dans l’âme des musiciens. Il a senti que la musique est amour. L’un des premiers, et peut-être le seul de son temps, il a compris le sens et même le devoir

  1. On peut lire sur le même sujet, dans les Études et Portraits de M. Paul Bourget, des pages intitulées : Paradoxe sur la musique, et qui ne sont que l’analyse ingénieuse d’une profonde vérité.
  2. Voyez la scène de l’ivresse au premier acte d’ Othello.