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avons l’impression que lui-même, avec son invincible antipathie pour l’homme dont il nous parle, n’a pas encore cessé de s’étonner du paradoxe historique qu’a été son succès. Au fond de son cœur, il continue à tenir lord Beaconsfield pour « un cynique charlatan, n’ayant jamais pensé qu’à sa propre fortune, et qui jamais n’a permis au sentiment du devoir public de l’arrêter dans le chemin de son ambition personnelle. » Et comme il a, d’autre part, un désir scrupuleux d’impartialité, nous le voyons s’ingénier à représenter sous des couleurs aussi réservées, ou même aussi favorables, que possible cette image qu’il se fait du vrai Disraeli. Après nous avoir dit, par exemple, que « le cynisme de celui-ci venait d’un cœur froid, » il ajoute que Disraeli, « s’il avait le cœur froid, n’était cependant pas sans cœur. » Il avait simplement « une de ces natures fortes qui ne souffrent point que des personnes ni des principes leur barrent la voie. » Mais, au demeurant, il était loin d’être méchant. Il savait « s’attacher les hommes, aussi bien par des services que par de bonnes paroles. » Et M. Bryce nous cite un mot de Gladstone affirmant « qu’il y avait deux choses qu’il avait toujours admirées chez lord Beaconsfield : sa parfaite fidélité à l’égard de sa femme et sa parfaite fidélité à l’égard de sa race. » Toute l’étude est faite ainsi de touchans efforts pour tempérer des jugemens dont la sévérité foncière n’en ressort, peut-être, qu’avec plus de force.

Voici d’ailleurs un passage où M. Bryce résume, en quelques lignes, son opinion personnelle sur les causes de la fortune politique de Disraeli[1] :


Dans plusieurs de ses romans, et surtout dans le premier d’entre eux, Vivian Grey, M. Disraeli a esquissé un caractère et décrit d’avance une carrière qui ne sont point sans analogie avec le caractère et la carrière que nous venons de rappeler. Je ne me permettrai pas, cependant, de considérer comme une autobiographie le portrait de Vivian Grey, bien que maints critiques aient cru pouvoir le faire. Mais ce livre singulier nous prouve du moins certainement que, à un âge où les Anglais de son temps ne s’occupaient que déjouer à la balle ou de composer des vers latins, Disraeli avait déjà profondément réfléchi aux conditions et aux méthodes du succès dans le monde, qu’il avait déjà repoussé les séductions du plaisir, les attraits de la littérature, l’idéal d’une vie toute consacrée à la philosophie, et que déjà il s’était formé l’image d’une âme solitaire, ambitieuse, concentrée, résolue, libre de tout scrupule, contraignant le reste des hommes à servir ses fins, flattant leurs faibles, usant de leurs défauts, exploitant leur égoïsme au profit du sien.

  1. Sur les romans de Disraeli voyez, dans la Revue du 1er mai 1901, l’article du vicomte Eugène-Melchior de Vogüé.