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est-ce un motif de nous enorgueillir ? Il faudrait peut-être prendre garde à ne pas mettre notre vanité dans ce qui devrait faire notre honte. Mais, négligeant la question morale, quel bien, quel avantage nous reviendra-t-il, — j’entends à la « nationalité française, » à la France, à la vraie France, à la France de l’histoire, à la France qui fut celle de Charlemagne et de saint Louis, de Jeanne d’Arc et d’Henri IV, de Louis XIV et de Napoléon, — si « quatre millions d’Européens » qui parleront couramment notre langue, qui en apprécieront toutes les qualités, ou qui même l’écriront, et d’une manière, comme le grand Frédéric, à prendre et à tenir un rang parmi nos bons écrivains, nous sont hostiles, et nous ont été donnés par la nature, ou imposés par l’histoire comme rivaux d’influence et de pouvoir dans le monde ? Quel avantage encore, si « 200 millions d’hommes, dans l’empire colonial de la France, adoptent le français comme langue de culture intellectuelle, » 200 millions d’Annamites ou de Malgaches, de Kabyles ou d’Arabes, et que, nous échappant des mains, ou même demeurant sous notre suzeraineté nominale, ils pensent en français des choses berbères ou indo-chinoises ? L’Espagne contemporaine tire-t-elle grand avantage de ce que l’on parle espagnol à Buenos-Ayres et à Mexico ? Je ne dis rien des « centaines de millions d’étrangers que nous pourrions absorber tous les ans, » si ce n’est que leur absorption ne laissera pas de modifier la « mentalité » française. Croit-on, vraiment, s’il existe aux Etats-Unis une « mentalité » américaine, que l’on puisse définir et caractériser par des traits précis et certains, croit-on qu’elle soit « anglo-saxonne ? » En tout cas, ce que nous osons dire, c’est qu’elle ne le demeurera qu’autant que continuera d’exister, de ce côté-ci de l’Atlantique, une véritable Angleterre, une Angleterre forte et puissante, l’Angleterre d’Edouard VII et de Victoria. Sachons-le donc bien : c’est une chose que de parler espagnol ou anglais ; c’en est une autre que de penser à l’anglaise ou à l’espagnole. La diffusion des idées ou de la « mentalité » française n’a presque rien de commun, et en tout cas n’a pas de commune mesure avec la diffusion de la « langue. » En nous lisant, on nous juge ; on distingue, on sépare nos idées de l’expression que nous en donnons ; et si M. J. Novicow nous dit que ce genre de critique n’est à l’usage que d’une élite, nous lui ferons observer qu’en tout cas des Anglais ou des Russes, des Italiens, des Allemands, à plus forte raison des Soudanais ou des Tonkinois, ne