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les langues liquides ne sont pas si rapides que l’œil, en s’y appliquant, ne puisse les percevoir, et, par conséquent, les reconnaître dans la représentation qu’on lui en fait. Ils ne durent guère moins d’un dixième de seconde, qui est la limite en deçà de laquelle notre œil ne perçoit plus la modification des formes et beaucoup d’entre ces figures durent infiniment plus. Quelques-unes s’étalent paresseusement, font et défont sans hâte leur broderie. C’est pourquoi un peintre de chevaux ou d’hommes à la course ne peut faire passer dans l’Art qu’un centième ou peut-être qu’un millième des attitudes nouvelles découvertes par la science ; mais un paysagiste de remous, ou de vagues, ou de tourbillons ou de cascades, peut venir raconter à nos yeux presque tout ce que la chambre notre a enregistré : il sera compris.

L’eût-il été autrefois ? Peut-être, mais il ne le cherchait pas. Le paysage ancien a dédaigné l’étude de l’eau courante. On y peignait un Neptune plus volontiers qu’une marine, une nymphe plus souvent qu’une rivière. A peine un frottis régulier simulait l’eau parmi les rochers comme il la simule encore aux pieds de la Vague de M. Bouguereau. Les primitifs n’ont peint l’eau que lorsqu’ils ne pouvaient point faire autrement : afin d’y tremper le vaisseau où s’entassent les têtes rieuses des onze mille vierges, sur la châsse de Sainte-Ursule, ou la nef qui doit emporter vers des îles meilleures Paris et Hélène, sur le cassone de Benozzo Gozzoli. La mer était signifiée par un ton verdâtre, et un semis d’accons circonflexes régulièrement espacés d’un ton plus faible ou plus fort témoignaient aux spectateurs bénévoles la présence des vagues. Pareillement, les classiques, si attentifs à tout découvrir et à tout révéler des attitudes humaines, l’étaient, comme on le sait, infiniment moins des effets naturels, et parmi ces effets, aucun ne leur parut moins digne d’attention que ceux de l’eau en mouvement. Rien n’est plus faible dans les admirables canaux de Venise de Canaletto ou de Guardi que le canal lui-même. Rien n’est plus conventionnel dans tout l’œuvre de Poussin que son Déluge, et Claude Lorrain, en reproduisant toujours le même effet de soleil reflété dans la mer, n’a pas plus cherché à exprimer l’épaisseur fluide et la mobilité de l’eau qu’un peintre d’intérieur lorsqu’il représente le reflet d’une lampe ou du jour sur un parquet bien ciré. Seuls, les Hollandais le voulurent, le tentèrent et, dans une large mesure, y réussirent.