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« point d’appui » pour la flotte, mais un établissement maritime complet, on s’aperçut que le port, la ville, les casernes, les forts, tout est situé à bonne portée, pour des pièces modernes de gros calibre, placées, en territoire espagnol, sur tout le pourtour de la baie d’Algésiras. La Sierra Carbonera, qui domine, au nord, la Linea, n’est guère qu’à 6 kilomètres du Vieux-Môle et, de la pointe Carnero et des collines qui bordent la baie jusqu’aux quais de la ville, la distance varie entre 5 500 et 9 000 mètres. A pareille portée, sur un but immobile, le tir de la grosse artillerie est d’une terrible efficacité.

Depuis longtemps, le péril était connu des hommes compétens. Dès 1890, sir Charles Dilke, dans ses Problems of Great-Britain, avait montré que la valeur militaire de Gibraltar se trouvait, par suite des progrès de l’artillerie, très notablement amoindrie. Mais, soit que le cabinet de Londres comptât sur la neutralité de l’Espagne, soit qu’il crût que le gouvernement espagnol s’abstiendrait de placer des canons sur les points menaçans, soit enfin qu’il eût en réserve des moyens connus de lui pour empêcher, en cas de guerre, les Espagnols d’occuper les alentours de la baie, il n’hésita pas à commencer les grands travaux actuellement en cours. Pendant le conflit hispano-américain, des canons furent amenés jusqu’à Algésiras et quelques-uns même jusqu’aux emplacemens qu’ils auraient dû occuper ; mais ils ne furent pas mis en batterie. Il en a été de même chaque fois qu’il a été question de fortifier les environs de Gibraltar. L’Amirauté britannique pouvait croire, d’ailleurs, tant que les enseignemens de la guerre sud-africaine n’avaient pas modifié les idées classiques sur la mobilité de la grosse artillerie, que, si les Espagnols venaient à installer quelques redoutes à proximité du rivage, elles seraient promptement réduites au silence par le tir des canons de Gibraltar ; mais les Boers ont démontré qu’il n’est pas nécessaire que l’artillerie soit établie d’avance derrière des épaulemens ; avec des pièces de six pouces, très mobiles, ils envoyaient des obus, à 10 kilomètres, avec une grande précision. Des canons, mis en batterie sur quelques points non préparés d’avance, et fréquemment changés de place, seraient, avec les poudres actuelles, invisibles et pratiquement invulnérables, et ils auraient vite fait de démolir les établissemens militaires de la presqu’île ; les bateaux sur rade n’auraient que la ressource de lever l’ancre en toute hâte. Gibraltar