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vapeur qui se dirige sur nous, très vite, avec des halètemens précipités et mécontens. A bord, il y a des messieurs tout petits — ils sont quatre — couverts de galons. « Nous nous sommes trop avancés ; avons-nous donc oublié la visite ? Nous ne devons pas dépasser cette borne, là-bas, sur la rive ; cette borne qu’on ne voit pas ! Nous pouvons avoir la peste, ou le typhus, ou le choléra. » — Il paraît que ces messieurs sont des médecins. — « Reculez ! — Mais nous ne pouvons pas tourner ; c’est trop étroit. — Cela ne fait rien ; reculez tout de même. » — Nous reculons. Ces messieurs sont du reste très polis. Ils sourient et saluent de l’air le plus gracieux. Ils saluent tout le monde, le capitaine qui leur dit des sottises, moi, les matelots, le cuisinier, et même, je crois, le singe Jack qui leur fait des grimaces. Ils montent à bord et alors en avant les « shake-hands » et les sourires onctueux. « Monsieur, votre pouls : » un shake-hand. « Capitaine, ouvrez la bouche : » un shake-hand. « Madame, tirez la langue : » un shake-hand. J’ai le vague souvenir de leur avoir dit en français quelque chose d’un peu vif qui ne rimait d’ailleurs à rien ; cela m’a valu un shake-hand de plus. Enfin c’est fini ! Tout le monde y a passé, les passagers, l’équipage, les boys, le singe. Mais il y a les papiers ! sont-ils bien en règle, nos papiers ? Et alors on compulse, on compare, on constate, on vérifie. Nous avons perdu trois heures !

Soudain un éblouissement me prend : Sapristi, me dis-je, nous sommes en France !

J’ai eu quelquefois cette illusion au Japon.

Enfin, nous voici dans le port. Instantanément le pont est envahi par une foule de gens qui vont s’accroupir partout aux pieds de quelqu’un. On voudrait les renvoyer, mais ils sont si polis ! Et puis il en vient de toutes parts ; il en monte le long des lianes du navire, par les cordages, par les chaînes de l’ancre. Le mieux est d’y renoncer. Tous sortent de leurs poches un tas de petits paquets soigneusement ficelés qui rentrent les uns dans les autres, ne tiennent pas de place, mais contiennent tant de choses ! Sur des carrés de soies multicolores étalés sur le pont comme des tapis, c’est un amoncellement d’objets extraordinaires, d’ivoires, de bijoux, d’éventails.

Et tout le monde s’y laisse prendre, tout le monde achète, nous, les officiers, les mécaniciens, les chauffeurs. Payons notre tribut au pays du bibelot.