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Puis arrivent à la file une quantité de plats dans des bols ou des soucoupes, des poissons de toutes les espèces, bouillis, grillés, fumés et crus. Nous sommes environnés de choses bizarres que nous goûtons consciencieusement et avalons difficilement. Et toujours la petite geisha en face qui verse à boire et qui sourit, montrant des dents très blanches entre des lèvres laquées.

Parfois un incident : S… pousse un hurlement, ayant mordu dans du piment croyant que c’était un gâteau ; Mme de B… fait la grimace après avoir avalé d’un trait l’assaisonnement de la salade qu’on lui avait servi dans une petite tasse à poupée.

Pendant qu’on dessert nous passons dans une seconde pièce. Les geishas nous accompagnent, s’installent entre chacun de nous, examinent avec des airs de chattes étonnées tout ce que nous avons dans nos poches, épluchent des oranges, et en grignotent elles-mêmes énormément en déposant avec le plus grand soin les pépins dans la peau. — Mais la musique se fait entendre, on tire les cloisons en papier : nous allons assister à des danses particulières, tout ce qu’il y a de plus distingué au Japon.

Comme ouverture nos petites geishas exécutent à la diable deux ou trois danses insignifiantes au milieu de l’indifférence générale. Ce n’est qu’un prélude. Elles reviennent bien vite sucer des oranges et cèdent la place aux deux meilleurs sujets de Kyoto.

C’est d’abord une toute petite qui a quatorze ans et une figure d’enfant. Avec un art étonnant elle mime une scène de séduction et d’amour. Elle tient une fleur à la main, la respire avec passion l’agite au-dessus de sa tête, la laisse tristement tomber à terre, avec des gestes justes et sobres de ses bras ployés, de ses mains jointes, de tout son corps et jusque de ses petits pieds nus entrevus sous le long kymono. Puis elle prend un éventail, s’évente, fait la coquette, repousse je ne sais qui, tombe à genoux suppliante, du doigt implore le silence et finit sa danse dans un sourire d’amour et un long prosternement.

L’autre geisha est plus grande. Ce n’est plus une enfant ; c’est une femme. Elle a dix-huit ans et un amant qui est actuellement, paraît-il, à l’Exposition universelle. — Celle-ci nous représente — est-ce un symbole ? — le désespoir de l’amour malheureux. En vain elle se fait attrayante et souple, en vain elle emploie les sourires et la grâce féline, la colère même, son amour la fuit et pauvre fleur délaissée tombe tristement dans un