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le terrible « ardenne, » s’y rue en grand vacarme et fait en une nuit l’ouvrage de cent bûcherons, abattant les grands fûts l’un sur l’autre, creusant de larges brèches dans l’armée silencieuse, qui semble toujours massée pour un mystérieux assaut. Avant d’atteindre l’ombre, qui vous invite là-haut, quand août fait vibrer, sous un voile de chaleur, l’image dorée de la vallée, attendez-vous à peiner aussi, sur le chemin grimpant, où roulent les cailloux. Mais, l’effort accompli et la lisière du bois atteinte, c’est la fraîcheur du crépuscule sous le toit profond des arbres, l’odeur forte et légère que la résine mêle à l’air pur, et dont la poitrine se dilate ; c’est la grave et religieuse rêverie, dans le parfait silence, dans le clair-obscur velouté, entre les troncs puissans jaillis tout droits d’un siècle de lent effort, droits comme la volonté sans défaillance, comme la parole sans mensonge d’un homme austère et pur.

Une population lente, réfléchie, laborieuse, des fronts têtus un peu baissés et qui tirent sur la nuque, dans un mouvement de lutte ancienne : peu de paroles, des gestes plus rares encore, — voilà ce gros village de 2000 âmes, qui, quoique station thermale, ne prétend pas jouer à la ville : croyant, mais peu dévot, naïf, mais prompt à l’ironie, patriote, mais sans éclats, et sobre, — autant toutefois que ne le tente pas l’alcool. Ce sont les qualités et les défauts communs à la race montagnarde, dans toute cette contrée : un ancien renom, confirmé par les observations de quelques voyageurs, attribue pourtant aux gens de ce village un esprit plus agile et une langue mieux déliée qu’à leurs voisins. Ils aiment le plaisir, ne craignent point la nouveauté des voyages, sont entreprenans et parfois un peu fanfarons. Les femmes y eurent longtemps une réputation de beauté ; on vantait leurs traits réguliers, leurs yeux vifs sous la béguinette de velours, bordée d’un ruban de soie noire ou bleue : peut-être, étant, en comparaison de l’homme, moins sauvages et d’un air plus riant, cette réputation leur venait-elle surtout d’un peu de coquetterie. Le passage et le séjour, parmi eux, d’étrangers qu’attirent chaque été des sources minérales, exploitées depuis plus d’un siècle, ont sans doute affiné un peu ces indigènes, les ont rendus accueillans à l’hôte, d’intelligence plus ouverte, sensibles à la douceur du bien-être et à l’attrait du plaisir. Cependant, malgré ses baigneurs et ses touristes, Bussang a gardé son caractère rustique et montagnard. Tous les traits du paysan, tenace,