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tables qui, en s’accumulant, arrivent à créer un caractère spécifique. — Aucune d’elles ne supporte un examen approfondi.

D’abord, en ce qui concerne le bénéfice d’une variation adaptative minime, on a fait observer qu’il serait lui-même trop insignifiant pour donner lieu à la sélection. Prenons pour exemple la transformation d’un quadrupède ongulé en girafe, selon la théorie darwinienne. Dans ce système, un allongement du cou de quelques centimètres serait une variation adaptative favorable ; elle permettrait à l’animal, en cas de famine, de brouter la verdure des arbres un ou deux pouces plus haut que ses compagnons. Mais avec Mivart, Naegeli, Delage, Osborn, Émery, Cuénot, etc., on peut affirmer qu’en cas de disette cet avantage serait nul et que ce n’est pas lui qui assurerait la survie à son possesseur : les individus qui mourraient seraient les plus jeunes ou les plus âgés, ou, d’une manière générale, les plus faibles. Il faut que la variation soit d’emblée considérable pour constituer un avantage réel et pour que le processus de la sélection puisse s’y appliquer.

La seconde hypothèse est ensuite d’imaginer que cette variation, — admise, pour un moment, comme utile, — serait conservée et transmise par génération. Nous avons dit plus haut ce que les naturalistes pensent aujourd’hui de la transmission des caractères acquis : le moins qu’on en puisse dire, c’est qu’elle est extrêmement controversée.

La troisième hypothèse, greffée sur les deux premières, c’est la répétition de la variation. En supposant qu’on passe outre aux objections précédentes, en voici d’autres qui vont surgir. Il faut, en effet, que la variation continue à se produire dans le même sens pendant un grand nombre de générations pour devenir sensible, puisque, à chaque fois, elle est minime. Il est besoin de beaucoup d’allongemens additionnés pour que le cou d’un ongulé devienne celui d’une girafe. Lamarck, en plaçant la cause de la variation dans les conditions extérieures, rend plausible cette continuelle addition d’effets. La permanence ou mieux la répétition du processus de la variation se perpétuera aussi longtemps que ces conditions extérieures se soutiendront. En attribuant l’allongement du cou de la girafe, par exemple, à l’habitude de brouter les feuilles hautes des arbres et à l’effort de l’animal pour en atteindre de plus hautes encore, Lamarck rend compte de la marche définie et soutenue de la variation. — Mais, précisément, Darwin s’est enlevé cette ressource, puisqu’il n’acceptait pas les idées de son illustre précurseur sur les causes de la variation. — Décidément, la sélection parait un procédé plus propre à conserver un état de choses qu’à en créer un nouveau : il est plus conservateur que révolutionnaire.