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dans ces races mal habillées, mal chaussées, et mal élevées ? Quelles proportions de grâce et quelles chairs de force, parmi ce peuple abâtardi par l’usine, courbé sous la machine, abruti par l’alcool, parmi cette jeunesse sans palestre et sans joie ? Des hommes anémiés, déformés et laids, dont la nudité se cache par une pudeur qui ressemble au vice ; des femmes maladives et tristes, au charme inquiétant et aux malsaines caresses, dont l’affreux corset a plissé le ventre, et écrasé les seins comme des fruits trop mûrs ! Honteux de les déshabiller encore, pour n’en plus voir que la maigre indécence et l’impudicité mal faite et mal lavée ; triste de copier, comme en cachette, des réalités que la foule ne comprend plus, ne les voyant plus ; inconsolable, enfin, de ne plus concevoir même la splendide impudeur antique ni le sens fécond et sain de la chair, — « argile idéale, ô merveille ; » — le sculpteur, sans modèle et sans but, puisque la femme lui manque et que les dieux l’ennuient, le pauvre sculpteur, « qui sent ses mains dans ses yeux, » comme me disait un soir, au bal, avec un geste pittoresque et pompeux à la fois, Barbey d’Aurevilly, continuera-t-il indéfiniment à « faire du nu » de convention et de routine, n’en pouvant plus voir, ni faire, d’amour et de nécessité ?

Si, dans la vie, on « ne fait bien que ce qu’on aime, » en art, on ne comprend bien, artiste ou public, que ce qu’on adore ; l’artiste d’un peu plus près chaque jour, le public… De plus loin. Et le peuple ne voit plus guère dans « le nu » qu’un facile prétexte au sourire et à la grivoiserie,… tandis que, pour l’artiste véritable, le « déshabillé » est la caricature coupable du « nu » divin. L’impudicité ne commence qu’où cesse l’admiration. En sculpture, le vêtement n’est que l’hypocrisie de l’art. En vérité, je crains que la nouvelle atmosphère de nos villes et de nos idées ne soit mortelle à la belle sculpture. Le vêtement moderne est l’ennemi. Aux climats plus froids, aux civilisations trop vêtues, aux âmes trop sensibilisées, pas de charnelle vision, pas de tangible beauté, pas de logique statuaire ! Aussi bien pas de matière qui résiste à la gelée, aux pluies, à l’indifférence dont meurent les nymphes et les hamadryades… et les rêves ! Le monde va « ailleurs… », aux chiffres et non plus aux formes. La démocratie, à défaut de dieux ou d’athlètes, statufie ses hommes, qui sont intègres quelquefois, et qui sont laids toujours ! La République abuse des piédestaux ; mais elle