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dépouillées de tous voiles, arrangemens et artifices, dans leur vraie substance. C’est une révélation. Et c’est aussi un éblouissement, comme si le soleil entrait dans le faux jour des lustres ; et c’est enfin une ivresse, car, avec cette parole chargée de vérité et de vie entrent les parfums du printemps, les caresses de la brise, l’électricité de l’orage.

Il n’y eut qu’un cri pour saluer ce prodige. Les maitres de l’éloquence ou de la causerie avaient trouvé leur maître ; les femmes devinaient une grandeur inconnue : « C’est le seul homme, disait la duchesse de Gordon, dont la conversation m’ait fait perdre pied. » Burns restait calme dans ce triomphe, et de son clair regard, qui savait pénétrer la vie, découvrait sa destinée. Rien de plus pathétique que cette sereine vision à travers les feux de l’apothéose ; ce désenchantement d’une âme, si détachée de sa gloire éphémère à l’heure même où elle en respire les plus enivrantes fumées. Tous les biographes de Burns ont noté comme plus surprenante encore que son triomphe la façon dont il le soutint, ce tact admirable, fait de dignité dans la gratitude et de retenue dans la liberté : « Je méprise l’affectation de fausse modestie qui cache la satisfaction de soi-même. Que j’aie quelque mérite, je ne le nie pas ; mais je vois, avec de fréquentes angoisses de cœur, que la nouveauté de mon personnage et l’estimable préjugé national de mes compatriotes m’ont élevé à une hauteur tout à fait insoutenable pour mes capacités[1]. » Il percevait clairement qu’il n’était pas à sa place et que cela n’était pas bon pour lui. Certes, cette société était de qualité trop rare pour qu’un premier mouvement ne la portât pas à admirer ; mais la plus sincère admiration, chez ces gens pénétrés de l’esprit de classe et accoutumés aux hiérarchies sociales, ne pouvait faire du paysan de l’Ayrshire l’égal des lords, des révérends et des docteurs. Burns, avec sa profondeur d’observation et la finesse de son discernement, perçut cette nuance, à peine visible d’abord sous l’enthousiasme, et il en souffrit. Le froissement s’irrita en blessure. Une solitude invisible s’élargissait autour de lui. Les salons lui donnaient des nostalgies d’exilé. C’est que son cœur restait inoccupé ; son cœur toujours tourmenté de conquête, depuis la seizième année, et grisé de victoire. Le voici maintenant

  1. To Dr Moore, 15 février 1787. Voyez aussi d’autres lettres de cette période : To Robert Aiken, 16 décembre 1786 ; To Mrs Dunlop, le janvier 1787 ; To the Rev. G. Lawrie, 5 février 1787.