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lui-même par des hommes avec qui il se trouvait en complète sympathie. Ecrivains, professeurs, juges et avocats, tous gens de terroir, leur admiration était sincère et ils aimaient en lui le plus authentique représentant de leurs propres âmes. Dans ce milieu moins raffiné et cosmopolite que celui de la haute société littéraire ou mondaine, il y avait autant d’intelligence, mais moins de tenue et plus de hardiesse. L’éloquence du poète, sa fantaisie et ses sarcasmes pouvaient se donner libre carrière. Rien ne refrénait plus ses audaces de parole, qui rebondissaient sur les louanges, volaient en éclats, jaillissaient en éclairs.

Par malheur, Burns épuisait, dans l’excitation des longues veilles, dépensées à causer et à boire, cette intensité de vie qui naguère, enlevée de son propre élan, montait droit, comme une fusée de génie. La vie maintenant s’alourdit ; et la pensée, plus haut, semble veiller à l’écart. Divorce funeste, dans lequel il semble que l’âme ait abandonné son corps et que l’inspiration ait déserté cette âme. L’hiver d’Edimbourg fut stérile ; et de même aurait pu passer, sans rien donner, une éternité de jours pareils. La réalité quotidienne n’apportait plus au poète la substance de sa poésie. Mais, dans cette glorieuse capitale, toute pleine du passé, une autre réalité s’était révélée à lui, celle de la patrie écossaise. Le sentiment national gonflait son cœur. Les tragédies de l’histoire éveillaient dans son imagination une poésie où s’exprimait toute la destinée d’une race et qu’il rêvait de donner à son pays. Il conçoit le grand dessein d’être le poète de l’Ecosse et, pour puiser cette poésie à ses sources vives, il se propose de faire « quelques pèlerinages sur le sol classique de la Calédonie[1]. »


Au mois de mai 1787, il part avec un compagnon, Robert Ainslie, pour visiter la région des Marches, ces Borders dont Walter Scott devait, quelques années plus tard, recueillir l’éparse poésie. Merveilleux décor d’un passé de légende ! Des collines, des rivières, des vallées, des châteaux écroulés, des ruines d’abbayes, des tours solitaires, de vieilles petites villes, toute une romantique vision de mélancolie et de beauté, toute une évocation du rude temps des guerres de frontière. Et, flottant sur cette terre héroïque, mêlée au chant des ruisseaux et à la brise, invisible et partout présente comme l’âme même du paysage, une

  1. To Dr John Moore, 23 avril 1787.