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de « poète national » ne présente un sens si plein et si fort. C’est que nulle part les circonstances ne donnèrent au poète le privilège d’une si éminente qualité représentative. Là, il eut vraiment à signifier seul toute la destinée d’un peuple ; seul, il se dressa pour témoigner d’une nation qui sans lui n’aurait plus d’histoire. Il ne la représente pas seulement : il la crée. Il a donné la mesure, l’harmonie, la perfection immortelle au chant intérieur qu’essayaient toutes les lèvres et qui, comme un secret inexprimé, tourmentait toutes les âmes. Pareil à l’alchimiste qui transmuerait en or tous les autres métaux, il a fait plus belle la vie de l’Ecosse et sa voix plus pure. « A travers les cordes de sa harpe éolienne, le vent qui passe est devenu mélodieux[1]. » Aussi, bien au-dessus des œuvres personnelles qui n’expriment qu’une individualité plus ou moins riche, son œuvre, au même titre que les œuvres anonymes où toute une race a mis son âme, exprime le pur génie de l’Ecosse ; et, pour avoir été bercé de vieilles chansons, de vieilles ballades et de vieilles histoires, pour avoir continué, achevé l’inspiration des vieux poètes de son pays, seul en ce XVIIIe siècle de littérature brillante et factice, seul au siècle d’Addison et de Pope, ce poète de village a quelque chose d’Homère. Qu’importe désormais la déroute de sa vie ? Il semble avoir lui-même élargi à la mesure de sa destinée, pour la symboliser tout entière, la dramatique histoire de Jean Grain-d’Orge, cette longue suite de destructions d’où sortent, avec l’aie et le whisky, la joie et l’ivresse de l’Ecosse :

« Tu seras tranché par la faux, meurtri par le fléau, broyé par la meule, brûlé par le feu, noyé par l’eau ; mais tu brilleras un jour dans des tasses d’argent, et tu triompheras au-dessus des fêtes humaines[2]. »


FIRMIN ROZ.

  1. A soul like an Æolian harp, in whose strings the vulgar wind, as it passed through them, changed itself into articulate melody. Cité par Carlyle, Essay on Burns.
  2. John Barleycorn.