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terminés ; les bagages sont chargés sur les bateaux. Nous nous engageons dans la rivière, que nous devons remonter jusqu’à l’endroit où nous attendent les charrettes à bœufs. Bientôt la voie se réduit à un étroit chenal, non que l’eau manque, — on ne voit point de terre et tout est inondé, — mais parce que nous naviguons à même la forêt, dans ce qui doit être, en une autre saison, un chemin ou un sentier. On avance lentement en luttant contre les branches qui s’accrochent aux pirogues. Sous cette voûte de verdure, l’air ne circule pas. Dans la lourde chaleur du jour, montent les senteurs empestées de ces eaux croupissantes, de toutes les choses diverses qui pourrissent dans cette étuve et cette humidité. Cela sent la fièvre ; on dirait que la nature a mis cette odeur en ces lieux malsains comme une menace ou un avertissement. Mais tout a une fin : nous abordons, à la lisière des bois, dans une vaste plaine où des véhicules nous attendent.

Après deux heures de ce genre de supplice spécial que sont les chars à bœufs de ce pays, nous arrivons à Siem-Réap, joli village construit sur les deux rives d’un cours d’eau où Cambodgiens et Cambodgiennes semblent passer leur vie à se baigner. Quand les femmes sont jeunes, le spectacle n’a, du reste, rien de désagréable.

Malgré l’heure avancée et les protestations du gouverneur, nous décidons d’aller le soir même coucher à Angkor.

Il fait nuit notre quand nous pénétrons sous la magnifique futaie qui entoure les ruines. Des arbres colossaux nous environnent, se dressent autour de nous, ajoutent encore l’épaisseur de leur ombre à l’obscurité de la nuit. Et les branches tordues, les troncs noueux, semblent des géans fantastiques qui nous menacent, nous entourent, ne nous laissent passer un moment que pour nous étreindre tout à coup, nous punir sans doute du sacrilège que nous commettons en allant troubler ces vieux monumens, ces vieux royaumes, ces vieux souvenirs, tous ces morts oubliés qui dorment parmi eux.

C’est presque avec un sentiment de soulagement que nous voyons soudain la forêt s’entr’ouvrir et nos charrettes, cahotées sur les dalles antiques, s’avancer dans la longue avenue d’Angkor-Vat. Tout au fond, le temple dresse sa masse mystérieuse, qui se découpe d’une manière lugubre dans la nuit. Quelques lumières brillent dans le village des bonzes. Personne ne vient à notre rencontre ; c’est en silence que nous nous installons, tant