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corniches, troué les dômes. Après avoir détruit, ils soutiennent ; et on voit des pans de murs dont les racines ont rompu la base s’appuyer aux troncs puissans de leurs vainqueurs pour ne s’écrouler définitivement que lorsqu’ils tomberont à leur tour. Il se dégage de cet ensemble de ruines et de plantes, de cet enchevêtrement de pierres énormes et d’arbres géans, une poésie intraduisible qui vous pénètre, vous enivre, vous transporte tout éveillé dans le domaine incohérent des rêves. On est saisi de respect et de crainte ; on erre silencieux au milieu des bas-reliefs et des lianes, frôlant de vieilles choses vermoulues qui tremblent, parcourant à tâtons des corridors obscurs, fouillant du regard des coins sombres, des trous noirs, où il n’y a rien sans doute, mais où l’on craint de réveiller peut-être une âme endormie. Et partout, au milieu des décombres et des arbres, sur des blocs brisés et des statues qui chancellent, se retrouve la tête de Bouddha avec son mystérieux sourire : sourire figé, sourire éternel, qui a vu se succéder les générations, qui a connu la prospérité et la ruine, et qui, dans ce chaos bizarre, sous cette futaie silencieuse et déserte, devient d’une poignante philosophie.

Longtemps nous errons dans l’immense forêt par détroits sentiers où un guide nous mène. Mais il faudrait parcourir tout le pays, tant cette terre est couverte de ruines éparses sous les grands arbres. Ici, c’est un mur de granit où se suivent, sculptés en bas-reliefs, des éléphans de grandeur naturelle. Plus loin, c’est une statue, portrait d’un roi sans doute, qui, accroupi, semble rêver. La piété des indigènes en dut faire quelque dieu ; car ils ont élevé un léger toit de chaume pour la protéger des intempéries. Voici un autre monument, aux proportions colossales, couvert en entier de broussailles et de troncs énormes, poussés, on ne sait comment, parmi les pierres. On monte de longs escaliers aux marches verdâtres, rendues glissantes par l’humidité et la mousse ; puis ce sont des portiques, des pièces étroites et obscures, des couloirs et des caveaux. Qu’était-ce que tout cela ? Un palais, sans doute. Dans la langue du pays, on l’appelle le palais de la reine. D’où vient cette tradition ? Nul ne le sait. Qu’importe, s’il me plaît d’y croire ? J’aime à penser que, il y a mille ans, une femme aux grands yeux noirs et aux gestes hiératiques, comme ceux que représentent les sculptures, vivait entourée de serviteurs, de prêtres et de guerriers, à l’ombre de ces murs. Devant elle, on ne se présentait qu’à genoux. Sa robe était