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d’autres contrées tropicales. On sent qu’il y a un excès de chaleur, d’humidité et de sève, que la terre enfante non seulement avec facilité, mais avec fureur, dans une sorte de rage créatrice, et que, si l’homme suspendait un moment la lutte acharnée qu’il a entreprise pour maîtriser et endiguer la nature, ses cultures, ses travaux, ses chemins de fer, ses canaux et ses villes disparaîtraient ensevelis à jamais sous un linceul de plantes. Cette île de volcans, où la chaleur souterraine s’allie aux ardeurs du soleil pour créer le milieu le plus propre à la génération des êtres, semble représenter à notre époque un dernier vestige des temps préhistoriques, de ceux où la surface du globe, mince couche à peine solidifiée, bouillonnait encore sous l’action des feux intérieurs, et produisait à la fois des forêts fabuleuses et des animaux monstrueux.

Malheureusement nous sommes blasés. A la longue, les sensations s’émoussent. J’ai déjà vu, dans ma vie errante, tant d’arbres géans, tant de palmiers, de fougères et de lianes, que je contemple cette magnifique végétation d’un œil paisible, un peu comme les naturels qui nichent sous ces branches. Pour accorder à ce paysage le tribut d’admiration qu’il mérite, pour bien ressentir le sentiment de surprise et presque d’effroi qu’une telle débauche de la nature doit causer à une âme du Nord, il faudrait être le voyageur arrivé directement d’Europe, sans arrêt à d’autres escales. Alors on éprouverait au centuple l’impression que tant de touristes ont rapportée de Ceylan, dont cependant les verdures, ici, sembleraient mièvres et les arbres rabougris.

Buitenzorg est moins encore une ville que Batavia. Les maisons y sont distribuées au hasard, à de grandes distances les unes des autres, au milieu de jardins. Les environs sont ravissans. Les hautes cimes des volcans ferment l’horizon de tous côtés. On circule sur de petites routes ombragées, avec des visions de vallons cultivés, de villages accrochés aux montagnes, de torrens qui mugissent au fond de gorges sombres. On monte, on descend, on roule à fond de train au galop des petits chevaux du pays. Tout le long du chemin, ce sont des indigènes vêtus de couleurs voyantes, chargés de fardeaux fixés à des bambous ; des mères de famille qui portent un enfant en bandoulière ; des jeunes filles toutes nues, au bord de fontaines claires où elles se baignent en riant. Rien d’animé comme cette campagne javanaise où la population surabonde et où chacun, tout en ayant