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bastingages ; on s’assoit à la place où, par les belles nuits tropicales, on a le plus souvent rêvé…

Voici que nous côtoyons la Sicile. Un moment, nous apercevons dans le détroit les feux opposés de Messine et de Reggio, les réverbères alignés des quais. Puis, de nouveau, c’est la nui ! , le silence, la mer calme où nous glissons.

Nous sommes tout près. Dans quelques heures nous toucherons cette terre de France quittée depuis un an. Long espace pour bien des affections, pour bien des amitiés, pour bien des amours. Trouverons-nous tout, les hommes et les choses, les esprits, et les cœurs, tels que nous les avons laissés ? Nous-mêmes, n’avons-nous pas changé ? Ne sommes-nous pas des étrangers, des Chinois, des barbares, qu’on ne connaît plus, qu’on a presque oubliés ? Ah ! pourquoi revenir avec, au fond du cœur, cette idée insensée de recommencer ce qui n’est plus, de ranimer ce qui est mort ? Pourquoi revenir, s’il n’y avait pas là-bas une mère qui attend et qui pleure à son foyer déserté, une mère qui n’a pas varié, dont l’amour est toujours aussi tendre et dont les lèvres sont toujours prêtes pour le pardon et le baiser ? Pourtant, à cette heure où chaque tour d’hélice me rapproche de tout ce que j’aime, j’éprouve un indicible effroi. Je prévois, avec une effrayante netteté, les ennuis, les difficultés, les désillusions, les douleurs, tout le lourd bagage de la vie déposé un moment et qu’il faut reprendre, pénible harnais qui entame la peau. Et, penché sur ces eaux transparentes dont la large houle me berce encore, je songe malgré moi, en ce jour de retour, au temps proche ou lointain du départ suprême, du grand voyage qui ne doit point finir…


MARSAY.