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cœur, et, immuable dans le refus, même quand il se dérobe, il refuse à jamais le consentement.

Il a toujours été très sensible au suffrage des femmes. Comme plusieurs hommes du même ordre, il en aime la société ; ou plutôt il se plaît dans leur compagnie, à la condition, sans doute, que ce soit à son heure. Il est coquet ; il a le soin de sa personne : on le voit lui-même dans un jeu de scène admirable, quand Borkmann aux aguets, de côté pour n’être pas surpris, sachant qu’on va entrer dans sa chambre, prend une petite glace à main, s’y mire, remet de l’ordre dans ses cheveux, rajuste sa cravate. Ibsen ne se distingue plus de ses héros : c’est toujours l’homme de soixante ans, à la forte charpente, nerveux et nourrissant sous la cendre le feu d’anciennes passions. Peut-être a-t-il aussi souffert près des femmes, comme d’autres grands artistes, de n’avoir pas ces avantages du corps, qui passent de si loin, près d’elles, tous les dons du génie. C’est pourquoi il tient à leur plaire ; c’est autant de pris sur elles si l’on s’entoure de celles qui nous ont plu. Le goût que l’on a pour les femmes est souvent le pis aller du goût qu’on voudrait qu’elles eussent pour nous. C’est une question si les esprits misanthropes ne sont pas les plus sensibles à la séduction des femmes ; et, dans le misanthrope, il y a le misogyne aussi ; mais le cœur se moque de la théorie. Un homme d’un certain ordre ne pardonne guère aux autres hommes ; et même l’indulgence pour tous est plus froide que la colère. Le même homme n’a point d’effort à faire pour sourire aux femmes. J’en sais, des plus perspicaces, au regard le plus aigu et le plus sévère, que toute femme plaisante aisément désarme ; la sévérité ne tient pas devant un joli visage, et l’œil le moins dupe veut être dupé par le charme rieur de la tendre jeunesse.

Comme Goethe, Ibsen aurait aimé d’être peintre. Il travaille toujours seul ; il ne confie jamais à personne ce qu’il fait ; nul ne connaît rien de ses drames que publiés ; il ne dicte pas et n’a point de scribe. Il copie ses œuvres de sa main, qui est grande, ronde, serrée, entièrement renversée à gauche, marchant à reculons enfin. Il aime les tableaux ; et toujours maître de soi, sans boire trop, il boit très dur et sec.

Ce petit homme, au dos solide, les épaules larges et vénérables, marche à pas comptés. Le chapeau fortement planté sur la tête, la taille encore souple, l’allure élégante et ferme, les