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penser qui s’absorbent dans leur mouvement, quand ils tiennent obstinément à la morale, font fi de la vie. Il serait bien plus sage qu’ils fassent fi de la morale.

Les professeurs de morale n’ont pas l’autorité. Et plus ils se fondent sur la raison, plus ils décrient la raison. Ce sont des prêtres sans dieu et sans église : qui les croira ? Leur tempérament fait leur seul principe ; le tempérament contraire le nie, avec le même droit. C’est la morale qui envenime l’anarchie, parce qu’elle la fait passer dans la pratique. À Athènes, à Florence, même à Paris, personne ne croit les sceptiques ; ils ne s’en croient pas eux-mêmes ; on les voit jouir de la vie au soleil. Mais, dans le Nord, la gravité, la propre pureté de l’âme distille son poison dans l’épais contentement de la vertu. La morale paraît toujours croyable, et prête son air à tout. Si l’esprit est le prince de l’anarchie, c’est qu’il se couronne de morale.

Plus rebelle à toute loi que personne, plus avide d’être libre et plus féru de morale, tel est Ibsen dans son fond. Mais il était trop artiste pour ne pas souffrir d’un tel désordre, il n’a pas dû pouvoir y respirer à l’aise ; et il a mis dans l’art tout son instinct de l’ordre. Unique par-là dans son pays, et d’un génie contraire à celui de sa race. Son théâtre se modèle sur le théâtre de la France et des Grecs. Il distribue ses brumes comme les Grecs leur lumière, suivant un noble plan qui recherche la symétrie. Ses chimères ont un air de raison : la même logique les gouverne, qui règne, coûte que coûte, à Athènes et à Paris : celle du destin, dont les lois sont inflexibles. Mais, au lieu que, sur la scène classique, la fatalité pousse inexorablement à leur fin des hommes et des passions particulières, dans Ibsen, c’est plutôt sur le monde des idées qu’elle agit. Ici, la vie secrète et humiliée du monde intérieur ; là-bas, la vie chaude et lumineuse, qui rayonne la splendeur en tous ses actes et la joie jusque dans la tragédie. Ce n’est peut-être pas qu’il y ait de beaux meurtres ; mais c’est qu’à Athènes, les morts et les blessés, les assassins et les victimes, tous sont beaux à l’image de la mer au soleil, et des fleurs sur le rocher.

Le Midi a les passions belles : il peut être réaliste. Le ciel donne à tout sa clarté, qui est un grand rêve. Qui va imaginer le Nord sans idées ? Il sera odieux, d’une froide platitude. On reproche parfois à Ibsen de se traîner sur un chemin de plaine, morne et couvert de nuages bas : lui-même tient beaucoup à être