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procurer par tous les moyens : achat, location, réquisition ou prise. Nos marins mirent la main sur une douzaine de jonques abandonnées, appartenant au gouvernement chinois et qui se trouvaient aux avant-postes, près d’un « yamen[1] » occupé par les Russes. Un officier russe s’opposa à leur enlèvement, en déclarant que ces jonques appartenaient à leur flottille fluviale : en réalité, elles n’étaient point munies du pavillon national par lequel chaque allié marquait le matériel qui était en sa possession. Le général en chef Linévitch, devant lequel l’affaire l’ut portée, donna l’ordre de nous livrer immédiatement ces jonques, en exprimant toute sa satisfaction de pouvoir nous rendre un service qui, à ce moment, avait pour nous un très grand prix.

Tels étaient les sentimens dont Russes et Français étaient animés, et, en effet, une occasion inattendue se présentait de consacrer, dans des circonstances tout à fait exceptionnelles, devant l’ennemi et pour ainsi dire à la face des armées des autres grandes Puissances, l’alliance que les chefs des deux États avaient solennellement scellée, quelques années auparavant, à Cherbourg, à Paris et à Châlons. Les généraux français et russes saisirent cette occasion avec le plus grand empressement. Dès sa première entrevue avec les généraux Linévitch et Stessel, assuré d’être l’interprète des sentimens du gouvernement de la République, le général Frey leur demanda de ne point voir en nos troupes uniquement des alliés amenés, par des circonstances fortuites, à coopérer à une œuvre commune, mais bien des frères d’armes unis par les liens d’une étroite affection et d’une intime connexité d’intérêts. Et en fait, dans tous ses actes, dans son attitude devant les autres chefs alliés, le général en chef, français ne se départit point un seul instant de cette ligne de conduite, laquelle n’impliquait ni l’abandon d’une partie des intérêts ni une diminution du prestige de la nation dont il était le représentant, mais qui lui paraissait convenir parfaitement au rôle que le corps français, dans les conditions modestes où il se trouvait momentanément placé, devait se proposer de jouer dans l’œuvre militaire qu’entreprenaient les Puissances.

Les occasions de vivre, de marcher et de combattre côte à côte, de rivaliser d’entrain et de bravoure, d’affronter les mêmes dangers et de partager la gloire des mêmes succès ne tirent

  1. Résidence de mandarin, ou établissement public.