pas avoir dépassé la quarantaine : rasés de frais, la mise soignée, presque élégante, un pardessus ou un caoutchouc sur le bras, — vrai luxe pour des marins, — n’étaient leurs bottes et leur casquette en cuir bouilli, on aurait peine à les distinguer des premiers bourgeois venus. Ils ont en général de bonnes figures pleines et franches, bien en chair, « retapées » par un mois de séjour dans leur famille. Mais en voici d’autres, dans le compartiment d’à côté, dont la tête âpre, les yeux durs, les maxillaires saillans, la carrure énorme, ne laissent pas d’inspirer une certaine appréhension. Ils fument, qui le cigare, qui la pipe, — des pipes en écume de mer, aux fourneaux sculptés comme des proues. Évidemment, c’est « une bonne position » que celle de capitaine au Banc, même sur les goélettes saint-pierraises. Si leurs « avances » sont assez faibles (600 francs environ), les capitaines bancquiers ont droit à trois parts pleines, à une gratification qui varie de 500 à 1000 francs, à 3 ou 4 pour 100 sur le produit net de la pêche[1]. En outre, comme racoleurs, ils touchent tant par homme engagé, et l’échelle des primes est ainsi établie que, plus l’engagement est faible, plus la prime est élevée. Aussi mes compagnons se montrent-ils fort scandalisés des prétentions croissantes du personnel colonial. Eux-mêmes pourtant sont presque tous des matelots de 3e classe : ils ne possèdent aucun brevet ou certificat, et c’est par pure tolérance, qu’ils sont assimilés à des patrons au cabotage. Gagnant par campagne de 3 à 4 000 francs, quelquefois davantage, ils supportent mal que leurs hommes exigent aujourd’hui « des 7 à 800 francs d’avances, » alors que, pour la moitié de cette somme, on avait naguère « autant de pelletas et de saleurs qu’on voulait. » Sans compter le denier à Dieu, qui augmente proportionnellement : de 25 francs, le voilà monté à 40, même à 50. Et ce n’est pas fini…
— Est-ce qu’il n’y a pas un avant de doris, l’autre jour, à Plancoët, qui a eu le toupet de me demander 60 francs de denier à Dieu ? s’écrie un des interlocuteurs, en accompagnant son exclamation d’un formidable coup de poing sur la banquette.
J’ai pour vis-à-vis un jeune patron terreneuvier, un blond aux yeux pâles, presque timide, fort intelligent d’ailleurs, et qui
- ↑ Je ne donne là que les conditions officielles. Mais tous les capitaines ont des engagemens secrets avec l’armateur, un « fixe » convenu avec lui et qui n’est pas porté sur le rôle.