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des femmes et des mères qui attendent sous la pluie devant le paquebot. C’est la Burgundia qui fait jouer sa sirène : dans quelques minutes, — le quart d’heure de grâce, — on enlèvera la passerelle. Avis aux retardataires ! Une quarantaine de passagers, tant pêcheurs que saleurs, manquent encore à l’appel, dont dix ou douze seulement rallieront à temps le paquebot. Mais en quel état ! On en apporte couchés sur des civières, ligottés, la bave aux dents comme des enragés ou des fous. Une fois sur le pont, si on ne les retenait pas, ils se jetteraient par-dessus bord. Hélas ! on ne retiendra pas ce marin de la Thémis qui, tout à l’heure, au moment d’embarquer, s’est tiré deux coups de revolver dans la tête ; ni cet autre, Paul Lhermite, qui roulait depuis la veille à travers les auberges de Saint-Servan et qu’on a trouvé, au matin, dans la vase du port de marée ; ni le plus lamentable de tous, ce Joseph Buhot, bon pêcheur pourtant, sobre et discipliné, qui s’est pendu à Saint-Méloir-des-Ondes, laissant six enfans en bas âge. Paix à ces pauvres gens, dont il ne nous appartient plus de sonder la conscience. Mais il en est d’autres pour qui la parole donnée n’est vraiment qu’un jeu, qui ne contractent d’engagement qu’avec la formelle intention de ne pas le tenir, en un mot qui pratiquent l’escroquerie aux avances comme leurs confrères de la capitale pratiquent le « ramastiquage » ou le « vol à l’esbrouffe. » La législation, d’ailleurs, jusqu’en 1898, semblait prendre à tâche de favoriser cette malhonnête industrie : le décret-loi du 24 mars 1852 n’infligeait aux déserteurs qu’une peine de huit jours de prison ; les hommes touchaient leurs avances, passaient à Jersey ou à Guernesey, et d’eux-mêmes, sans qu’on les en priât, revenaient purger leur peine après le départ des steamers. Ils y regardent à deux fois, aujourd’hui que la pénalité qui frappe les déserteurs a été portée par la loi d’avril 1898 de six mois à un an de prison et qu’elle s’aggrave, pour les récidivistes, d’un an de service en demi-solde. Je ne parle pas du remboursement des avances, qui fut obligatoire en tout temps : c’est un paragraphe qui ne put jamais recevoir de sanction effective. Là n’est point encore le plus fâcheux, mais que l’homme qui déserte puisse faire perdre à l’équipage et à l’armateur de 6 à 10 000 francs par campagne. Son absence du bord équivaut à la suppression d’un doris, et chaque doris rapporte moyennement 300 quintaux de morues. Sans doute il y a des degrés de culpabilité chez les déserteurs, et beaucoup, suivant l’expression courante, ne sont