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pouvoir effacer de son œuvre, ne paraît pas éloigné de l’avoir cru [Ve Avertissement aux Protestans]. Et la raison en est toujours la même : il a traité en « politique, » ce jour-là, une question qu’il fallait traiter comme une question « morale. »

C’est ici le moment de faire intervenir l’Église, et d’essayer de préciser quel a été son rôle dans l’abolition de l’esclavage. « On a beaucoup répété que l’abolition de l’esclavage dans le monde moderne était due complètement au christianisme. Je crois que c’est trop dire... » Ces paroles sont de Guizot, dans ses Leçons sur l’histoire de la civilisation en Europe ; et, si je ne me trompe, elles expriment sur le sujet l’opinion des plus modérés ou des plus impartiaux de nos historiens. De ce que le christianisme naissant non seulement n’a pas soulevé les esclaves en masse contre leurs maître, mais encore leur a prêché la soumission à une condition qui, selon la doctrine, ne pouvait être la leur qu’autant que Dieu l’avait permis, on en a généralement conclu que l’Eglise, dans la question de l’esclavage, n’avait fait que se conformer au progrès naturel des mœurs, et l’avait d’ailleurs sans doute encouragé, mais non pas provoqué ni déterminé. Sur quoi les historiens, selon leur habitude, n’ont donc oublié qu’un point qui était de nous dire d’où procédait, à son tour, ce « progrès des mœurs » qu’ils substituent à l’action propre du christianisme ou de l’Eglise ; et quelle origine ou quelles causes on peut lui assigner. Une réponse à cette question serait certainement instructive, et ne serait-il pas enfin temps, en histoire, de renoncer à l’emploi de ces termes généraux qui ne nous servent, comme « le progrès des mœurs, » qu’à masquer notre ignorance, ou notre ferme propos de parler pour ne rien dire ? A défaut d’une « cause, » qui souvent, en effet, nous échappe, le progrès a toujours un nom, un nom propre et particulier, et pour préciser le rôle de l’Eglise dans l’histoire de l’abolition de l’esclavage, c’est ce nom qu’il faut que l’on prononce. On l’aura fait si l’on dit que, d’une « question politique » ou « économique, » l’Eglise a transformé la question de l’esclavage en une « question morale. »

Pour y opérer la transformation, elle a premièrement proclamé « l’unité de l’espèce humaine, » son unité dans le Christ, notre égalité dans la mort, et par là ébranlé ou anéanti les distinctions de castes ou d’origine dont les hommes s’étaient flattés jusqu’à l’apparition du christianisme. Les sociétés antiques, par cela