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Que le moi est le parfait pessimiste. — Ibsen a tous les dehors de la méchanceté. Il ne plaint pas ses victimes. Il prend la plupart de ses héros dans la paix d’une condition moyenne, et il les pousse à la mort, d’une main pesante, d’une allure rapide. Le nid de la honte et du mensonge est fait comme celui des oiseaux, patiemment, d’une foule de débris, et très souvent d’immondices : là, il fait tiède, et les hommes ont chaud. Ibsen les tire de ce bon poêle, et les traîne dans l’hiver de la vérité nue, sous les étoiles glaciales. S’ils tombent frappés par le vent de la nuit, il reste encore un orage de neige sur leur cadavre ; et s’ils hésitent au bord du précipice, où il les a conduits, d’un coup violent entre les deux épaules, il en hâte la chute. Il ne pleure pas sur eux ; parfois, au contraire, il les bafoue. Sa tristesse est sans douceur ; elle aime le sarcasme. Il est dur ; il a l’air cruel ; il semble jouir de la catastrophe, tant il se soucie peu de l’amortir. Ses traits tiennent de l’acier ; il coupe et il tranche dans la vie et dans les passions comme dans une matière morte. Et les gouttes de sang, cette rosée fraternelle des larmes, il les tarit aussitôt à la manière du chirurgien, sûr de sa méthode, qui lie les artères et suture la plaie.

Dans son insomnie, l’homme qui aime le plus ses chiens, les hait aboyans. On ne les hait pas pour ce qu’ils sont : il serait trop absurde. Ni les chiens aboyant la nuit, ni la foule des hommes dans la cohue, ne méritent la haine. On ne leur en veut pas de n’être point ce qu’on est soi-même ; mais s’ils ne sont pas odieux, ils peuvent être insupportables. Ils ont l’air d’appeler la haine, comme le solitaire se donne l’apparence de la leur vouer.

Ibsen n’a point de méchanceté ; mais il n’a pas de bonté davantage. C’est qu’entre lui et les autres, le cœur manque ; le pont rompu empêche tout passage entre les deux rives du torrent. L’esprit ne sert de communication aux hommes que pour se mesurer, ou se fuir ; au mieux pour se connaître et passer le temps. Il n’aide point à vivre, l’amour seul y suffit.

La méchanceté d’Ibsen est un préjugé contre lui : on le juge méchant, parce qu’on voudrait qu’il fût bon. Il n’est ni l’un ni l’autre dans son œuvre. Il est froid comme l’intelligence. La froideur est le propre de la pensée ; à la longue elle dédaigne même de prendre parti. Elle paraît toujours méchante aux souffreteux de la vie, — car ils réclament des soins. La force fait peur aux faibles.