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Être soi-même. — Ibsen tient bon jusqu’à la fin : il ne veut pas se donner tort. Comment le voudrait-il, puisqu’il ne le peut pas ? — Nos idées ne sont si fortes et ne nous sont d’un si grand prix, que parce qu’à la longue elles nous façonnent.

Il importe peu que ce que nous pensons nous désespère. Il nous faut penser comme nous sommes. En vertu de quoi nous avons des pensées contraires, qui se combattent sans merci, image de notre contradiction. Ibsen se contredit, comme nous sommes tous forcés de faire, si l’intelligence ne le cède pas en nous à la passion. Couché dans le désert glacé où l’empire du moi ne connaît pas de limites, il tremble de tous ses membres ; il n’a même pas besoin de lever les yeux, pour savoir que l’avalanche pèse au-dessus de sa tête, et que la catastrophe est pour demain. Il sait donc ce qui l’attend ; mais il ne peut faire autrement que de se coucher sur la place et de dire : « Voilà par où j’ai pris pour venir en ce lieu ; or le chemin que j’ai suivi est celui que vous devez prendre. » Être soi-même, — il ne nie point qu’il l’a voulu ; loin de là, puisqu’il le veut encore. Le glacier, l’avalanche et la nuit lui font horreur ; mais dans ce froid nocturne, il persiste à croire qu’il n’y a pas de plus belle couche pour un homme.

Dans les victoires de la raison, quel profond désenchantement de la raison ! Qu’elle est morte, dans toute sa gloire ! Que sa parfaite logique est peu persuasive ! Qu’elle m’est de peu quand elle est tout ! Il est bien vrai que je ne vis pas de théorèmes ; et, à cet égard, la différence du plus juste, du plus étendu en ses conséquences, au plus pauvre et sans suite, n’est pas grande. J’ai connu tous les jours davantage combien l’amour et la foi vont ensemble : la vie porte là-dessus. La foi est vraiment née de l’instinct ; et l’instinct fait tourner les mondes, qui ne savent même pas s’ils tournent, et n’ont aucun besoin de le savoir, pour tourner. Il va sans dire que l’instinct, comme la passion, paraît une faiblesse aux gens de raison, et presque une face du crime. Leur sagesse prévoit un siècle et un monde sans passion, comme on a compté sur un âge sans péché. Mais pourquoi s’en tenir là ? et pourquoi pas un monde sans vie ? La sagesse ne sera vraiment sage que si elle se passe de la vie.

C’eût été le compte de l’intelligence. Être soi-même, dit Ibsen ; il sait à quoi il se condamne : toujours le nom de l’amour lui vient aux lèvres ; le regret d’aimer l’obsède. Être soi-même,