Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/458

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il est vraiment impossible de s’y méprendre et de mettre sur le compte de la politesse une assiduité et une abondance épistolaires dont il n’était pas coutumier. » Le fait est que ses lettres sont pour la plupart charmantes. Le souci de plaire s’y décèle à toutes les lignes et le meilleur moyen n’en est-il pas encore de parler de soi tout au long, avec abandon et bonne grâce ? Parmi les confidences dont Chateaubriand honore son amie inconnue, il en est qui ne nous apprennent rien de fort particulier. « Mon âme est triste et malheureuse... je porte malheur... Je suis las de la vie. » C’est le même gémissement que René a répété en cent manières. Mais il est dans ces lettres des aveux d’une espèce plus rare et précieux à retenir. « Je n’ai jamais eu des bouffées d’ambition que par amour-propre blessé. » C’est peut-être le mot le plus juste qui ait été dit sur Chateaubriand homme politique. Ces lettres importent vraiment à la connaissance du caractère de Chateaubriand. Et comment celle qui les recevait n’aurait-elle pas cru à l’attachement durable de celui qui lui témoignait tant de confiance ?

En fait, il avait commencé de se détacher d’elle dès le temps de son ambassade de Rome, où nous savons qu’il ne s’occupait pas uniquement à élever le monument de Poussin et à préparer l’élection d’un pape libéral : il y trouvait des passe-temps moins graves et dont l’agrément contrastait avec le ton désolé de ses lettres. Au retour de Rome et après ses deux visites à Marie, il part pour les eaux de Cauterets, où l’attendait une aventure dont il a consigné le récit dans ses Mémoires. « Voilà qu’en poétisant je rencontrai une jeune femme assise au bord du Gave. elle se leva et vint droit à moi. Il se trouva que l’inconnue était une Occitanienne qui m’écrivait depuis deux ans, sans que je l’eusse jamais vue. » Ainsi Chateaubriand, pendant les deux années qu’a duré sa correspondance avec Mme de V..., avait une autre inconnue. Celle-ci comptait, non pas cinquante, mais seize an, et il semble que l’impression produite sur Chateaubriand par la rencontre de la « spirituelle, déterminée et charmante étrangère » ait été des plus vives, si c’est bien à cet épisode qu’il faut rapporter certaine rêverie singulièrement troublante et malsaine, qui n’a pas trouvé place dans les Mémoires et dont on a pu lire récemment le texte ici même dans une étude due à M. Victor Giraud. A défaut de cette bizarre confidence, les Mémoires en contiennent une autre tout à fait analogue et qui est datée de 1832, dix heures du soir, pendant un voyage en Suisse. « Jamais, quand le sang le plus ardent coulait de mon cœur dans mes veines, je n’ai parlé le langage des passions avec autant