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à rien qu’il aimer mes amis, si j’en ai. Ce passe-temps est assez doux et j’en ferai désormais l’occupation de ma vie. God bless you. Je salue tendrement ma bonne amie.

« FRANCIS.


« Je vous avais promis d’écrire à M. Necker. Mais que lui dirais-je, puisque je suis prisonnier dans Paris, et que je ne sortirai de France que pour un exil éternel ?

« Voilà que j’allais oublier mon Auguste[1] ! Dites-lui que les lionceaux et moi, nous nous souvenons toujours de lui[2]. »


La lettre était adroitement écrite, mêlée d’habiles flatteries ; elle dut toucher le cœur de Mme de Staël. Son père, « un homme de génie ! » Ce mot répondait trop à ses sentimens intimes pour qu’elle n’en sût pas un gré infini à son auteur.

Quels étaient donc ces propos sur La Fayette, qui agitaient si fort Chateaubriand ? La mauvaise foi de ses ennemis avait exhumé de l’Essai sur les Révolutions certain passage ambigu, où La Fayette était traité de scélérat. Le passage, il est vrai, était ironique. Chateaubriand n’exprimait pas sa propre pensée ; mais, s’adressant aux Américains, il leur montrait le revirement de l’opinion publique sous la Révolution à l’égard des auteurs de leur liberté : «… Américains, La Fayette, votre idole, n’est qu’un scélérat ! Ces gentilshommes français, jadis le sujet de vos éloges, qui ont versé leur sang dans vos batailles, ne sont que des misérables couverts de votre mépris, et à qui peut-être vous refusez un asyle ! Et le père auguste de votre liberté… un de vous ne l’a-t-il pas jugé ? N’avez-vous pas juré amour et alliance à ses assassins sur sa tombe ? » Chateaubriand s’était déjà expliqué sur le sens du passage, dès 1797, dans la préface de son Essai, et il semblait qu’il fût impossible de s’y méprendre : « J’invite ceux d’entre eux (les Français) qui parcourront cet Essai, à faire attention au passage indiqué ; ils verront sans doute aisément que l’expression est bien loin de dire en effet ce qu’elle semble dire à la lettre. J’ose me flatter d’avoir mis assez de mesure dans cet écrit, pour qu’on ne m’accuse pas d’insulter

  1. Auguste de Staël, fils aîné de Mme de Staël. Il s’agit sans doute des trois lionceaux, nés à la ménagerie du Muséum et dont Tout-Paris s’occupait à cette époque. (Journal de Paris, 2 nivôse an IX).
  2. Cette lettre et les suivantes sont tirées des archives de Broglie.