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paraissait peu sensible aux malheurs de son illustre amie et beaucoup plus à ses propres infortunes. « Je pouvais chanter un peu, avait-il dit, mais on n’aime pas mes chants. » Mme de Staël vit une allusion à elle-même et à ses amis dans ces paroles ; parmi les détracteurs des Martyrs, il y avait tous ceux qui avaient combattu le Génie du Christianisme, les philosophes, les partisans de la Révolution. Elle se crut visée, à tort sans doute. Chateaubriand lui répondit par une lettre où il exhale tout le découragement de son âme :


« Le 7 novembre 1810.

« Vous m’avez bien mal compris, chère dame. Vous, ne pas aimer mes chants ! Point du tout, vous les aimez beaucoup plus qu’ils ne valent. Je ne savais nullement ce que vous pensiez des Martyrs. Les gens dont je voulais parler sont les mêmes gens qui vous persécutent, et qui n’aiment pas plus mes ouvrages que les vôtres. Ne me croyez pas cette sotte susceptibilité, qui fait qu’on peut encore s’occuper des petites peines de l’amour-propre, quand nos amis souffrent. Pensez tout ce qu’il vous plaira des Martyrs, ce n’est pas de cela dont il s’agit, mais de vous, et je n’ai jamais songé à mêler une querelle de vanité à vos chagrins. Chère, illustre dame, je suis bien changé ; ce que je vous ai dit sur mon souhait ardent de me taire et sur mon désir de l’oubli est une chose du fond de mon cœur. Ce n’est point l’effet d’un amour-propre qui souffre ; on m’accorde plus que je ne demande. Les Martyrs, tout critiqués par ordre qu’ils l’ont été, n’en sont pas moins mon meilleur ouvrage, quoiqu’ils ne seront jamais mon ouvrage populaire, par des raisons prises de la nature de l’art et du fond du sujet. Rien ne m’afflige donc ni ne me décourage comme écrivain, mais je suis totalement découragé comme homme. Je crois les lettres à jamais perdues, ainsi que le reste ; et je vous proteste que, si je puis seulement cet hyver trouver mille écus par an pour le reste de ma vie, jamais, de mon vivant, la France ne verra une ligne de moi. Si j’étais seul, j’irais bien volontiers demeurer dans votre château et je me ferais un grand honneur d’être votre frère. Mais Diis aliter visum ! Vous ne nous quitterez pas, j’espère. Vous resterez parmi nous. Le temps adoucira bien des rigueurs. Et l’on verra enfin que, si l’on veut un siècle illustre, il faut laisser la paix et la patrie à ceux qui, comme vous, peuvent l’illustrer.