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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/736

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la main, me prit dans sa voiture pour suivre le convoi, et nous causâmes amicalement et sans gêne, comme si de rien n’avait été. « Voilà, me dit-il, nous ne reviendrons point sur ce qui s’est passé, mais nous serons de nouveau comme les doigts de la main, comme cela, fit-il en appuyant par le bout ses deux index l’un contre l’autre. » Ainsi fut rescellée notre amitié. Je recommençai d’aller chez lui et d’y avoir mes entrées[1]. »

Cependant il n’y eut plus désormais entre eux ce qui avait fait la douceur et le charme de leur commerce ; le lien qui les avait unis durant tant d’années, à savoir la communauté des idées et des sentimens, s’était détendu à la longue comme les cordes d’une harpe dont on ne joue plus, et je suis sûr que Sainte-Beuve en éprouvait un réel chagrin lorsque, le 21 octobre 1867, deux ans avant de mourir, il écrivait à Juste Olivier, en lui envoyant la dernière édition de son Port-Royal : « A qui offrir ces souvenirs, sinon à vous, le premier auteur des circonstances où l’ouvrage a pu naître[2] ? »

N’oublions pas, en effet, que ce fut par la voie mystique du jansénisme littéraire que ces deux poètes, séparés l’un de l’autre par une si grande distance, se rencontrèrent un jour sur les bords enchantés du Léman, et que la correspondance qui va suivre est sortie de cette heureuse rencontre.

LEON SECHE.


1837

Lausanne, ce lundi 7 août 1837.

« Un voyage qui ne devait être que de cinq à six jours en est devenu un de quinze, et, arrivé cette nuit à Lausanne, je trouve seulement aujourd’hui votre aimable lettre qui m’attend. Elle est si cordiale et si bonne qu’elle me déterminerait à l’instant, si je ne devais, en toute nécessité, aller à Genève où sont des nouvelles de ma mère dont je suis privé depuis mon départ[3].

  1. Œuvres choisies de Juste Olivier. Souvenirs, t. I. p. 120.
  2. Ibid., p. 123.
  3. Qui donc pourrais-je aimer si je ne t’aimais pas ?
    disait Brizeux de sa mère. Sainte-Beuve aurait pu en dire autant de la sienne, car elle était à elle seule presque toute sa famille, et elle ne le quitta que le court espace de temps où il demeura à la pension Landry après son départ pour Boulogne. Tous les actes comme toutes les paroles de Sainte-Beuve témoignent hautement de son amour pour sa mère : amour sérieux, réservé et qui ne connut pas les épanchemens, car il avait été élevé d’une façon plutôt sévère, et Mme Sainte-Beuve était trop âgée quand elle eut son fils pour jouer avec lui à la poupée, mais amour profond et qui sous son apparente réserve ne manquait pas d’une certaine tendresse. On a vu tout à l’heure qu’au lieu de l’appeler par son petit nom, elle disait Sainte-Beuve, comme elle eût fait de son mari. Cela caractérise bien l’affection qu’elle lui portait. Quant à lui, on verra plus loin (lettre du 10 juin 1838) comme il s’exprimait sur elle quand il revint de Lausanne. Quelques années après, en décembre 1843, il disait dans un premier testament : « Si j’ai le malheur de mourir après ma mère, » et dans un autre du mois d’août 1844 : « Si j’ai le malheur de survivre à mon excellente mère, » et il lui léguait tout ce qu’il possédait soit en petites rentes, soit en effets, tels qu’habits et linge… En 1848, lorsqu’il voulut s’expatrier, il renonça à partir pour l’Amérique à cause d’elle, et l’année suivante, pendant qu’il professait à Liège, il s’échappait de temps à autre pour venir la voir. Enfin, quand elle mourut, « il la soigna dans ses derniers momens comme un fils et un garde-malade. » Ce sont les propres paroles de Juste Olivier, qui ajoute : » A l’église, au service funèbre auquel j’assistais, je lui vis, ce que je crois n’avoir jamais vu chez personne avec un caractère si particulier, de petites larmes « e feu qui ne coulaient pas, mais qui jaillissaient de ses yeux comme des étincelles. » (Souvenirs de Juste Olivier, p. 102.)