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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/853

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dans cette mystérieuse lumière qui ne semblait pas appartenir au jour. Cela ne diminuait pas d’intensité, mais cela descendait, descendait à l’horizon, à mesure que se déployait la nuit ; cela se rétrécissait en baissant, comme le cercle énorme et diffus d’une nébuleuse qui, peu à peu, fût descendue dans l’Ouest, jusqu’à n’être plus qu’un large segment au bas du ciel…

A nos pieds, le Delta s’allongeait. De son obscurité surgissaient des bouquets de hautes palmes, — riches îlots de noirceur plus épaisse. Au-delà, on ne voyait plus rien que l’étendue vague, pure surface ténébreuse sous cette traîne du jour qui reculait devant le progrès de l’ombre, qui se repliait de plus en plus, et finissait de s’abîmer. Enfin la suprême frange lilas vint s’aplatir à la ligne bornante de la plaine. À cette seconde précise, la lente rotation de la terre devint perceptible : nous sentîmes qu’entraînés en silence vers l’Orient, nous nous détournions de ce nimbe qui, près de l’Equateur, suit le cercle du jour et que nous entrions tout à fait dans le cône d’ombre projeté par la planète dans l’espace.

A l’instant l’obscurité se fit plus légère, sans doute parce que, l’effluve rouge ayant disparu, les teintes de rêve devenaient visibles, que les choses revêtent la nuit sous les tropiques. Dans la douceur du ciel, un petit nuage flottait, d’un gris perle que, peut-être, ne faisait-on que deviner. L’étoile du soir était une éclaboussure bleue, frémissante et comme prête à tomber ; et quand ce nuage errant vint l’occulter, une ligne de lumière en ceignit soudain les bords comme s’il eût passé devant la lune.

Les grands parvis redevenaient vivans, plus solennels que dans le jour. On n’y voyait plus personne, mais des chuchotemens nous entouraient, et cela faisait vaguement peur, dans le silence accru de la nuit : murmures de prières marmottées au pied des arbres voisins, des arbres pagodes où les bouddhas nichent, comme, aux carrefours de nos campagnes, les saintes vierges dans les chênes. Une autre rumeur plus imperceptible et qui ne s’arrêtait pas arrivait de plus loin, de tous les sanctuaires autour de la Grande Pagode. De cette extrémité nord du plateau, en se baissant un peu, on voyait par-dessous les branches leurs creux toujours pleins de lumières. Au-dessus des belles cimes, l’or de la haute spire dormait avec des lueurs très vagues, dans le velours nocturne du ciel, à côté de tous les diamans d’étoiles posés dans le même écrin.