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à la « bigoterie, » elle l’engage seulement à ne pas se livrer là-dessus à des déclamations de mauvais goût, et elle lui rappelle en plaisantant que, tout petit, il demandait instamment à ne rien faire le dimanche, parce que c’était « le jour du repos. »

De Londres, le voyage se continua, au mois de novembre 1803, par Rotterdam, Anvers et Bruxelles, sur Paris. Ici, les voyageurs trouvèrent un guide excellent dans Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, un polygraphe s’il en fut, qui s’intitulait lui-même le plus grand livrier de France, et dont l’esprit paradoxal ne devait pas déplaire au jeune Schopenhauer. Celui-ci se répandait beaucoup, s’orientait partout. Il passait de longues heures dans la galerie des antiques au Louvre. Quant aux représentations dramatiques, c’étaient le vaudeville et l’opéra-comique qui lui paraissaient le plus conformes à l’esprit français et le plus parfaits en leur genre. Il ne pouvait s’habituer, dit-il, à la déclamation tragique, même dans la bouche d’un Talma. Vers la fin de janvier de 1804, on gagna le midi de la France, et de là, par Lyon, la Savoie et la Suisse. Le retour se fit par la Souabe, la Bavière et l’Autriche, et, au mois de septembre, les voyageurs arrivèrent à Berlin.

Les impressions d’Arthur Schopenhauer pendant la dernière partie du voyage sont de deux sortes. Il est sensible aux beautés de la nature ; il les considère en artiste et en philosophe ; il cherche volontiers un sens symbolique aux grands phénomènes qui se présentent devant lui. D’un autre côté, un penchant inné l’attire vers le spectacle des misères humaines. A Saint-Ferréol, dans la Montagne Noire, la gorge obscure au fond de laquelle gronde le flot qui alimente le canal du Midi lui donne pour la première fois, dit-il, la sensation du sublime. La cime du Mont-Blanc représente à ses yeux l’isolement du génie. « L’humeur sombre qu’on remarque souvent chez les esprits éminens, écrit-il plus tard, a son image sensible dans le Mont-Blanc. La cime est le plus souvent voilée ; mais quand parfois, surtout à l’aube, le voile se déchire, quand la montagne rougie par le soleil et dressée vers le ciel regarde sur Chamonix, chacun sent son cœur s’épanouir au fond de son être. Ainsi l’homme de génie, habituellement porté à la mélancolie, montre par intervalles cette sérénité particulière qui n’est possible qu’à lui, qui plane sur son front comme un reflet de lumière, et qui tient à ce que son esprit sait s’oublier et se fondre dans le monde extérieur[1]. »

  1. Die Welt als Wille und Vorstellung, supplément au 3e livre, chap. 31.