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Conserver la sérénité de l’esprit : sur cette règle de conduite, Johanna Schopenhauer pouvait s’entendre avec Gœthe. Celui-ci eut bientôt une autre raison de se rapprocher d’elle. Il venait de faire consacrer par l’Eglise son union avec Christiane Vulpius, et, tandis que la société aristocratique de Weimar faisait grise mine à la roturière, Johanna l’accueillit avec son affabilité ordinaire. « Quand Gœthe lui donne son nom, disait-elle, nous pouvons bien lui offrir une tasse de thé. » Elle-même, du reste, n’avait d’autre titre à faire valoir auprès de la petite cour ducale que celui de conseiller aulique que son mari avait reçu du dernier roi de Pologne et qu’il n’avait jamais voulu porter.

Elle continua de recevoir ses amis deux fois par semaine, et toujours avec la même simplicité. Ses « thés littéraires » alternaient avec le théâtre, et Gœthe finit par y être très assidu. Johanna Schopenhauer a pour Gœthe une admiration qui s’exalte parfois, mais qui n’exclut pas le jugement et qui n’est pas banale dans l’expression ; on sent qu’il y a entre eux, toute proportion gardée entre l’homme de génie et la femme du monde, une affinité de nature. « Le cercle qui se forme autour de moi le dimanche et le jeudi, écrit-elle à son fils le 28 novembre, n’a probablement pas son pareil dans toute l’Allemagne. Que ne puis-je, une fois seulement, d’un coup de baguette, te transporter ici ! Gœthe se sent bien chez moi et vient souvent. Il a sa petite table à lui dans un coin, avec tout ce qu’il faut pour dessiner[1] : c’est Meyer qui m’a donné cette idée. Il s’installe là, quand il en a envie, et improvise des paysages à l’encre de Chine, légèrement esquissés, mais vivans et vrais, comme lui-même et comme tout ce qu’il fait. C’est un être à part, grand et bon. Comme son arrivée n’est jamais annoncée, je suis toujours saisie quand il entre. Il faut bien qu’il soit d’une nature supérieure, puisqu’il produit la même impression sur ceux qui le connaissent depuis plus longtemps et de plus près. Lui-même reste d’abord muet pendant quelques instans et presque embarrassé, jusqu’à ce qu’il ait bien considéré la société. Ensuite il s’assied près de moi, un peu en arrière, en s’appuyant sur le dossier de ma chaise. Je me mets à causer, il s’anime et devient très aimable. C’est l’être le plus parfait que je connaisse, même dans son extérieur : une

  1. Gœthe aimait à dessiner, tout en causant. Dans les salons qu’il fréquentait le plus, chez la duchesse Amélie, chez le libraire Frommann, il avait sa place habituelle, où on lui mettait ses dessins.