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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/505

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Je vais secouer mon domestique, qui dort paisiblement, malgré tous les bruits, dans son hamac balancé. Je l’entraîne chez moi et lui montre le désastre, qu’il contemple d’un air ahuri. J’ai envie de le battre et je m’en vais. Je remonte sur la passerelle à côté du commandant et de l’officier de quart.

A minuit et demi, me dit de Lancy, un éclat lointain du feu des Sanguinaires a brillé un moment, et l’amiral s’est rapproché de la terre pour ne point manquer d’apercevoir le phare de Pertusato. Le vent redouble de violence. Des grains de grêle tombent et hachent la mer en lames plus courtes. A droite ou à gauche, nous ne voyons rien ; à peine, devant nous, le fanal qui couronne l’arrière du Pothuau.

Le commandant, de Lancy et les marins en vigie exorbitent leurs yeux pour percer les ténèbres. Vers quatre heures, enfin, deux phares à la fois nous aveuglent : ils sont là tout près, l’un à gauche sur la côte corse, l’autre à droite sur la Sardaigne. Devant, une lueur indécise se révèle qui ne peut être que le phare de Razzoli, car aucun navire, — sans y être contraint comme nous, — ne s’aventurerait dans les Bouches par cette tempête.

Ces feux nous permettent de rectifier sûrement notre route, et, toujours à toute vitesse, nous suivons le Pothuau qui passe à côté de l’écueil de Lavezzi, où périt autrefois, corps et biens, la frégate la Sémillante.

Certes, bien que les terres soient resserrées dans ce passage, aucun œil humain n’a pu nous apercevoir au milieu de la grêle, de la neige aveuglante, et des embruns de mer qui nous recouvraient. En approchant de l’île Razzoli, nous nous trouvons, sans transition, dans une région plus clémente, et un soupir de satisfaction s’échappe de toutes nos poitrines. Il semble que nous sortions d’un pénible cauchemar.

A la froide brise de l’Est a succédé un léger souffle du Sud, chaud et bienfaisant ; la pluie cesse ; les nuages s’enfuient ; la mer s’aplanit. L’amiral fait alors diminuer la vitesse, car, avant que le jour ne paraisse, nous serons hors de vue des terres. Tout devient subitement silencieux à bord : rien ne crie plus, rien ne gémit ; les hommes fatigués s’étendent et s’endorment, inertes comme les choses. Je regagne ma cabine, mon humide couchette, et mes yeux se ferment sur mes obscures pensées où roulent et tanguent, dans mon cerveau fatigué, de pitoyables torpilleurs abandonnés...