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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/755

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de chèvres, dont la laine sert à tisser les tapis de la Perse, ses innombrables couvertures, sacs, bissacs et objets de campement. Chaque année, en avril, s’opère une immense migration de toutes les tribus errantes, vers les hauts plateaux herbeux du Nord, et, en automne, elles redescendent dans les parages du Golfe Persique. Leur mouvement d’ensemble est commencé ; mon tcharvadar m’annonce que leur avant-garde nous précède dans les gorges qui montent à Chiraz, et qu’il faut nous attendre demain à passer au milieu d’eux : mauvaises gens, d’ailleurs, et mauvaises rencontres à faire.

A la tombée de la nuit, nous devons nous engager à nouveau dans les montagnes, pour nous élever de six ou huit cents mètres encore jusqu’à l’étape prochaine. D’en bas, de la plaine envahie ce soir par tant de bêtes brouteuses, tant de farouches bergers, une clameur de vie intense et primitive commence de monter vers nous ; on entend bêler, beugler, hennir ; les chiens de garde jettent de longs aboiemens ; les hommes aussi lancent des appels, ou simplement donnent de la voix sans but, par exubérance, comme les animaux crient. Et l’air, de plus en plus sonore à mesure que le crépuscule nous enveloppe, s’emplit de la symphonie terrible.

Des flambées de branches s’allument partout, dans les lointains, aux bivouacs des nomades, nous révélant des présences humaines où l’on n’en soupçonnait pas, dans toutes les gorges, sur tous les plateaux. Nous passons en plein dans l’orbite des tribus errantes. Et, quand nous jetons un dernier coup d’œil au-dessous de nous, sur la plaine et le lac assombris, on y voit maintenant briller des feux par myriades, donnant l’illusion d’une ville au déploiement sans fin.

Mais, dès que nous entrons pour tout de bon dans le défilé obscur, plus de lumières, plus de bruits de voix, plus rien : les nomades n’y sont pas encore, et l’habituelle solitude est retrouvée. Au-dessus de nos têtes, d’étranges rochers criblés de trous ressemblent dans l’ombre à des efflorescences de pierres, à des madrépores, à de colossales éponges noires. Et pendant deux heures, il faut recommencer l’effarante gymnastique des nuits d’avant, la montée presque verticale au milieu des roches croulantes, nos chevaux et nos mules tout debout dans des escaliers au-dessus des gouffres ; il faut réentendre, sur les cailloux qui s’arrachent, le crissement des sabots affolés cherchant à se cramponner à