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plein. Les hauts foins, les graminées, les pâquerettes, envahissent les chemins ; dans cette obscurité et ce silence, tout embaume le printemps.

De guerre lasse, il faut nous contenter d’un caravansérail de pauvres, où nous trouvons, au-dessus des écuries, une petite niche en terre battue, qui ne nous change en rien de nos misérables gîtes précédens.

Bien entendu, je ne connais âme qui vive, dans cette ville close où je ne puis pénétrer ce soir, et où je sais du reste qu’il n’y a point d’hôtellerie. On m’a donné, à Bender-Bouchir, un beau grimoire cacheté qui est une lettre de recommandation pour le prévôt des marchands, personnage d’importance à Chiraz ; sans doute me procurera-t-il une demeure...


Mercredi 25 avril. — Le premier soir tombe, la première nuit vient, au milieu du silence oppressant de Chiraz. Tout au fond de la grande maison, vide et de bonne heure verrouillée, où me voici prisonnier, ma chambre donne sur une cour, où à présent il fait noir. On n’entend rien, que le cri intermittent des chouettes. Chiraz s’est endormie dans le mystère de ses triples murs et de ses demeures fermées ; on se croirait parmi des ruines désertes, plutôt qu’entouré d’une ville où respirent dans l’ombre soixante ou quatre-vingt mille habitans ; mais les pays d’Islam ont le secret de ces sommeils profonds et de ces nuits muettes.

Je me redis à moi-même : « Je suis à Chiraz, » et il y a un charme à répéter cela ; — un charme et aussi une petite angoisse, car enfin cette ville, en même temps qu’elle reste un débris intact des vieux âges, elle est bien aussi au nombre des groupemens humains les moins accessibles et les plus séparés ; on y éprouve encore cet effroi du dépaysement suprême, qui devait être familier aux voyageurs de jadis, mais que nos descendans ne connaîtront bientôt plus, lorsque des voies de communication rapide sillonneront toute la terre. Comment s’en aller d’ici, par où fuir, si l’on était pris d’une soudaine nostalgie, d’un besoin de retrouver, je ne dis pas son pays natal, mais seulement des hommes de même espèce que soi, et un lieu où la vie serait un peu modernisée comme chez nous ? Comment s’en aller ? A travers les contrées solitaires du Nord, pour rejoindre Téhéran et la mer Caspienne après vingt ou trente jours de caravane ? Ou