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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/768

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nos ouvriers, blêmes sous le poudrage de charbon, avec des pauvres yeux de convoitise et de souffrance...

Au moment de prendre congé, le prévôt des marchands m’avait offert une de ses nombreuses maisons dans Chiraz, une maison toute neuve. Il devait aussitôt m’en faire tenir la clef, et j’ai commencé d’attendre, d’attendre sans voir venir, en fumant de longs kalyans sur ma terrasse : les Orientaux, chacun sait cela, n’ont pas comme nous la notion du temps.

Vers quatre heures du soir enfin, cette clef m’est arrivée. (Elle était longue d’un pied deux pouces.) Alors il a fallu congédier et payer mon tcharvadar avec tous ses gens ; aligner, recompter avec eux quantité de pièces blanches, échanger beaucoup de souhaits et de poignées de main ; ensuite mander une équipe de portefaix (des juifs à longue chevelure), charger sur leur dos notre bagage, et s’acheminer derrière eux vers la ville, qui devait être toute proche, et que l’on n’apercevait toujours point.

Nous allions mélancoliquement entre des murs très hauts, en brique grise, en terre battue, où s’ouvrait à peine de loin en loin un trou grillé, une porte clandestine.

Ils finirent par se rejoindre en voûte sur nos têtes, ces murs qui se resserraient toujours, et une pénombre de caveau nous enveloppa soudain ; au milieu de ces étroits passages, des petits ruisseaux immondes coulaient parmi des guenilles, des fientes, des carcasses ; on sentait une odeur d’égout et de souris morte : nous étions dans Chiraz.

En pénombre plus épaisse, on s’est arrêté devant une vieille porte cloutée de fer, avec un frappoir énorme : c’était ma demeure. D’abord un couloir sombre, un corps de logis poudreux et croulant ; ensuite la surprise d’une cour ensoleillée, avec de beaux orangers en fleurs autour d’une piscine d’eau courante ; et au fond, la maisonnette, à deux étages, toute neuve en effet et toute blanche, où me voici enfermé, — pour un temps que j’ignore, — car il est plus facile d’entrer à Chiraz que d’en sortir : c’est un dicton persan.


PIERRE LOTI.