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son anéantissement, à la mode de Bouddha et de Schopenhauer : il s’agit au contraire, dans l’Evangile, d’une conversion « seigneuriale » qui n’est qu’une initiation au rôle aristocratique de dominateur et de « maître. » Le Christ est donc enrôlé à son tour parmi les conquérans nietzschéens sous la plume d’un penseur qui fait profession de dédaigner Nietzsche. Jésus annonce, dit-il, des milliers d’années de guerre : il ne prêche pas la pusillanimité, mais le courage muet dans la lutte contre les instincts d’esclave en notre cœur. Seuls des héros, des « maîtres » peuvent être chrétiens au véritable sens du mot, car leur guide enseigna non l’humilité forcée du serviteur, mais l’humilité autonome du maître, qui s’abaisse vers les humbles dans toute la plénitude de sa force. Ajoutons qu’un impérialiste doit être optimiste, et que Jésus le sera donc dans les Assises du XIXe siècle, presque jusqu’à l’épicuréisme parfois[1] ; les textes pessimistes du Nouveau Testament nous étant donnés pour des emprunts malheureux faits aux Anciens Livres de Juda par les rédacteurs de l’Evangile. En sorte qu’ici Schopenhauer se voit pleinement renié pour un moment par son disciple, en faveur des espérances d’avenir de la race germanique. Eh quoi ! un Ancien Testament pessimiste, l’inspirateur du Nouveau passé dans le camp de l’optimisme ! Que dirait le penseur de Francfort, à contempler l’un des siens jouant de la sorte avec les enseignemens de la bonne doctrine, et débauchant, pour les entraîner dans un chassé-croisé échevelé, les graves concepts de sa philosophie religieuse. Enfin, comment ne pas s’arrêter un instant ici pour admirer la plasticité vraiment surhumaine de cette figure du Christ, qu’un Stirner vantait déjà comme le grand Insurgé de l’Individualisme, et qu’un Nietzsche, un Chamberlain proclament à leur tour le théoricien de cet impérialisme croisé de mysticisme qui leur est cher !

Et pourtant l’opinion commune voit depuis dix-huit siècles dans cet impérialiste divin un égalitaire décidé ; elle imagine, dans ce maître sans faiblesse, un « doux et un humble de cœur ! Il faut donc qu’il existe une cause bien puissante à cet égarement universel. Sans doute ! et M. Chamberlain nous la signale avec amertume. La source d’une pareille erreur est dans le travail déformant des Eglises, qui a commencé, au lendemain même de la tragédie du Calvaire, sur la personnalité du Christ. C’est la

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