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Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/285

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s’identifiait avec le développement rationnel du beau absolu. Hors de la Grèce, point de poésie. Frédéric Schlegel ne faisait qu’une exception : c’était en faveur de Gœthe. Il voyait en lui le représentant de la pure grécité, l’émule par excellence des classiques hellènes, le messager d’un « art authentique » et de la « pure beauté. » Il y avait là comme un système clos d’admirations : Frédéric s’y engonçait, avec une solennelle intransigeance, lorsqu’il officiait dans la petite chapelle berlinoise où des femmes de la haute société juive avaient institué le culte de Gœthe. Une d’elles, Dorothée Veit, prit congé de son mari, un banquier qui ne lisait pas Gœthe, pour convoler avec Frédéric : on ne pouvait avoir le cœur à hauteur, pour aimer Dorothée, si l’on n’avait pas l’intelligence à hauteur, pour comprendre Gœthe ; et c’est ainsi qu’à son insu le patriarche de Weimar rendait infidèles à leurs maris les femmes mêmes qu’il ne séduisait pas. Schlegel, parce que païen, avait mérité Dorothée, qu’il devait plus tard rendre chrétienne ; et les dieux de la lumineuse Grèce surgissaient en vainqueurs sur les ternes horizons du Brandebourg, pour y bénir le faux ménage.

Il y eut attente, puis effarouchement, puis scandale, dans les cercles intellectuels, lorsqu’on apprit, en l’année 1800, l’étrange démarche qu’accomplissait à Münster un aristocrate de naissance, qui par surcroît occupait un rang d’élite dans l’aristocratie des hellénisans, le comte Léopold de Stolberg. Il avait habitué ses contemporains à s’étonner de lui. Jeune, il les déconcertait par ses mystifications ou les inquiétait par ses exubérances, soit qu’attablé chez la mère de Gœthe, il demandât à boire du sang des tyrans, soit qu’il affectât, en ses baignades, de se mettre à l’état de nature, pour gêner, à la façon d’un demi-dieu d’autrefois, les naïades des lacs suisses. Des fonctions d’État et d’Église, jointes aux progrès de l’âge, rendirent Stolberg plus sérieux : il devint président de gouvernement et de consistoire dans la petite ville d’Eutin, qui avait pour souverain le grand-duc d’Oldenbourg, prince-évêque de Lubeck ; il était une manière de préfet dans un État ecclésiastique luthérien. Les théologiens qui relevaient de lui se distinguaient par un « mic-mac de foi et d’incroyance » dont il fut choqué ; et, comme il avait besoin d’une religion pour lui-même et non pas seulement pour ses administrés, il se mit en quête d’une église. Son intelligence se plaisait sur l’Acropole, mais sa conscience réclamait le Christ.